[Critique contenant des spoils]
Pour faire le lien avec L'invaincu, deuxième partie de la trilogie d'Apu, le film commence par la fin des études du jeune homme. Son directeur ne tarit pas d'éloge à son propos et lui précise qu'il devrait écrire car il est doué pour cela et pourrait même en vivre. Cette vocation le rattache au père, dont on se souvient qu'il rêvait de gloire littéraire dans La complainte du sentier.
Le conseil n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, avant qu'une revue confirme en publiant l'un de ses textes. Pour l'heure, Apu a plutôt tendance à s'endormir à côté de son encrier ouvert, ce qui lui vaut une grosse tache noire sur sa chemise. Il n'en a cure, pas plus que du trou dans son rideau ou des remontrances de son bailleur qui menace de le mettre à la porte après 3 mois d'impayés. Apu est l'artiste bohème dans toute sa splendeur. Lorsque son ami Pulu lui propose un job, il décline car ne voyant pas pourquoi occuper ses journées à faire autre chose qu'écrire. Heureusement Pulu croit en lui en tant qu'auteur. Une lueur d'espoir pour Apu, qui a pu vérifier que travailler allait s'avérer peu rémunérateur (le poste d'enseignant pour lequel il est surqualifié, pour 10 rp / mois) ou abrutissant (le poste d'étiqueteur, pour lequel il a eu la prudence de ne mentionner cette fois que son certificat d'étude). Non, ce monde n'est pas le sien.
Apu se cherche, mais une chose est sûre, il ne cherche pas l'amour : il rit lorsque son voisin évoque la question, ferme ses volets si d'aventure une silhouette féminine apparaît en face de sa piaule. La litératture et la flûte sont toute sa vie.
Jusqu'à ce que Pulu lui propose de l'accompagner au mariage de sa cousine. Un retour à la campagne, donc aux sources de son histoire qu'on suit depuis La complainte du sentier. Apu fait tout de suite forte impression à la mère de la mariée. Heureux hasard, le fiancé pressenti est fou (le scénario se soucie assez peu de vraisemblance). Dans ces campagnes on ne rigole pas avec les rites et les symboles religieux, l'heure c'est l'heure, il faut donc trouver un mari d'appoint. Sur le banc de touche, il y a bien Apu, qui se prélasse alors qu'en fond on voit un rameur s'escrimer pour faire avancer une felouque... Vous plaisantez ? lance-t-il à la poignée d'hommes venus l'implorer de sauver la situation, on n'est pas au Moyen Âge ! On retrouve ici le thème du tiraillemene entre traditions et modernité qui caractérisait L'invaincu.
Apu va pourtant accepter, car il a senti que "c'était la seule attitude noble à adopter". C'est donc au nom d'un idéal de grandeur qu'Apu engage sa vie. On sent là l'ombre de son père, aussi insouciant mais épris d'idéaux que peut l'être son fils.
La cérémonie c'est bien joli, mais l'heure de vérité c'est quand on se retrouve en tête à tête avec la mariée. Si Apu a perdu sa liberté, Aparna a perdu une vie d'aisance car son nouvel époux est pauvre, comme pouvaient l'être ses parents. Elle prend son parti de l'accepter. Aparna est donc aussi une idéaliste, s'opposant en cela à la mère d'Apu que l'on voyait sans cesse obsédee par les questions matérielles. Mais une idéaliste de l'amour : on le verra aussi lorsqu'elle demande à Apu de ne plus du tout donner de leçons pour être davantage avec elle. Ainsi elle ne "déplorera" pas son mariage.
Il y a les rêves d'amour et d'eau fraiche, et puis il y a la réalité : Satyajit Ray a construit son cinéma sous l'influence notamment du néoréalisme italien, et en opposition aux romances sucrées de Bollywood. Il nous montre donc le retour sur terre de la jeune mariée : sa réalité de chaque jour, ce sera bien ce quartier miteux, qu'elle observe à travers le trou du rideau remarqué dans la première scène. Elle en pleure, mais se reprend vite. On pense ici à Stromboli, de Rossellini, où Ingrid Bergman découvre la réalité indigente qui va être la sienne, conséquence de son mariage sur un coup de tête. Aparna, contrairement au personnage de Stromboli, est accueillie comme une princesse par les habitants de l'immeuble. Les choses vont s'arranger, grâce à l'amour que se portent les deux tourtereaux.
Dans la description du quotidien des jeunes mariés, le film acquiert une grâce merveilleuse. Par l'une des ces nombreuses ellipses qui parsèment la trilogie, on comprend que du temps s'est écoulé à la familiarité avec laquelle Aparna bouscule Apu endormi : elle a pris de l'assurance. Elle tente de régenter l'addiction au tabac d'Apu par un tendre message glissé dans son paquet de cigarettes. Un peu plus loin, on voit les deux à table (enfin, par terre), l'une éventant l'autre avant que les rôles s'inversent via un raccord sur l'éventail, jolie idée. Après une séance au cinéma montrant un film absolument ridicule, autre raccord superbe sur la fenêtre du taxi qui ramène les deux chez eux. Le taxi c'est cher, oui, mais Apu veut offrir le meilleur à sa dulcinée. Il faut dire que celle-ci est d'une beauté renversante : quels yeux ! On comprend que Satyajit Ray ait fait appel à elle à plusieurs reprises par la suite.
Alors que Aparna est retournée chez ses parents, en train bien sûr, les correspondances passionnées entre les deux expriment la vitalité de leurs sentiments : puisque Apu n'a envoyé que 7 lettres en un mois au lieu de 8, elle ne lui parlera plus jamais, jamais, jamais. Il y a aussi ce dialogue très drôle entre Apu et son collègue de bureau, celui-ci expliquant qu'il aime qu'une femme pimente la vie amoureuse, avant d'avouer... que ce n'est hélas pas du tout son cas (petite pique de Ray à l'égard des femmes "parfaites" mais ennuyeuses). Apu ne se pose pas ce genre de question, car il aime tout simplement. On le voit désireux de lire la dernière lettre de sa princesse, sans cesse empêché, au bureau, dans les transports...
Les deux sont donc très amoureux, mais on fait rarement un film avec uniquement du bonheur - le film éponyme de Agnès Varda est là pour le rappeler. La tension, ce sera la mort en couche d'Aparna. Comme dans les précédents opus de la trilogie, grosse ellipse : pas plus qu'on ne comprenait la maladie du père ou de la mère on ne peut deviner qu'Aparna était enceinte ! Volontaire peut-être de la part de Ray, soucieux de briser les codes.
On apprend donc simultanément les deux événements en même temps qu'Apu. Le choc est tel que le jeune homme si doux auquel on s'était habitué va jusqu'à frapper le malheureux porteur de mauvaises nouvelles. Pour Apu, cet enfant est responsable de la mort de celle qu'il aimait, ni plus ni moins. D'où son rejet, que la troisième partie du film va montrer.
Avant cela, Apu va envisager de se suicider. Encore un départ à inscrire à cette trilogie. Et comment se font les départs ? Par le train. C'est donc au bord des rails qu'Apu hésite à se jeter sous la locomotive. Beau hors champ sur un ciel vide pendant qu'Apu oscille... Il partira finalement refaire sa vie ailleurs. On le voit marcher dans une forêt, ce qui rappelle des scènes de La complainte du sentier, puis jeter ses feuillets au vent. Tout ce qui le rattachait au père semble perdu.
Pour devenir père, il faut d'abord tuer le sien, nous dit la psychanalyse. Apu est donc prêt. Mais il faut encore l'aide du toujours providentiel Pulu. Mis face à ses responsabilités, placé surtout devant ce fils qui existe bien, Apu a dû se dire que la seule attitude noble était sans doute de voir cet enfant.
Un rejeton doté d'un sacré carafon. Il m'a rappelé le merveilleux gamin de Barberousse, le chef d'oeuvre de Kurosawa - Ray a revendiqué aussi l'influence de Mizoguchi et de Kurosawa. Les mêmes yeux que sa mère et, à 5 ans, déjà toutes les audaces. On le voit crapahuter sous un masque rigolo et faire les 400 coups, ne craignant que son rêche grand-père.
Comme on n'est pas à Bollywood, le gamin ne tombe pas tout de suite dans les bras de ce père qui l'a abandonné : il va falloir l'apprivoiser, comme un petit animal. En cage : on le voit endormi dans une chambre avec de longs barreaux aux fenêtres, doublés du pilier du lit (joli plan).
Pas facile. Découragé, Apu s'en repart seul, mais une petite silhouette apparaît sur la colline... On le sentait un peu venir. Il faut passer par le stade d'"ami", pieux mensonge, pour conquérir le statut de père, mais qu'importe. Si la course de Kajal vers son père est si émouvante, c'est grâce à ce rythme qui soudain s'accélère, alors que le film s'est cantonné depuis le début à une lenteur toute asiatique : miracle de la mise en scène !
Ultime plan sur le visage radieux d'Apu, son fils sur ses épaules. Tel sera, dès lors, le monde d'Apu. On pense une nouvelle fois au Voleur de bicyclette de de Sica, l'une des oeuvres phares du néoréalisme italien, où le fils venait dans l'image finale mettre sa main dans celle du père humilié. Ray en donne une version plus lumineuse.
Ainsi s'achève la trilogie, oeuvre ambitieuse dont Satyajit Ray aura tissé subtilement les motifs récurrents : le train donc (nous n'avons pas mentionné la discussion des deux amis au milieu des rails, ni le train qui siffle près du logement d'Apu), la condition de la femme (le mariage arrangé, qui certes ici tourne bien), les traditions opposées à la modernité, l'importance de la littérature, l'évolution des rôles au sein de la famille (Apu, alors que s'achève le film, s'apprête à s'occuper de son fils, ce que n'a jamais fait son père avec lui), la prégnance de la nature (ici lorsque Apu chemine du bord de mer à la forêt)... Des thèmes que l'on retrouvera dans ce qui est pour moi son chef d'oeuvre : Charulata.
7,5