"Le Monocle noir", ou le film d'espionnage potache par excellence, du type "Les Barbouzes" (du même Lautner, trois ans plus tard) avant l'heure, en beaucoup moins sérieux dans le délire. Et en conséquence, à mon sens, plus drôle. Plus chaotique, mais plus drôle. Il n'y a qu'à jeter un œil au synopsis pour s'en convaincre : une tripotée de nostalgiques du Troisième Reich se réunissent dans un grand et vieux château pour un petit toast et une petite sauterie en l'honneur d'un nazi encore en vie. L'occasion pour Lautner de fourrer dans cette situation déjà bien barrée tout un gratin d'espions internationaux aux intérêts divers et forcément opposés.
On ne comprend pas vraiment l'intérêt de la présentation du film qui est faite en introduction par Bernard Blier (un petit second rôle dans le film, parmi beaucoup d'autres globalement très convaincants). Mais c'est en réalité la manifestation d'une volonté de Lautner et de ses scénaristes / dialoguistes de se détacher du matériau d'origine, un roman d'espionnage on ne peut plus sérieux. Pour ne pas s'aliéner une trop grande partie de l'audience, ils préfèrent annoncer la couleur comique du pastiche à venir. Et même si on n'atteint bien sûr pas les sommets du décalage dans le genre comme le fera Blier (le fils, Bertrand, cette fois-ci) dans "Buffet froid" vingt ans (et autant de recul en plus) plus tard, la comédie bouffonne saura distiller ses morceaux d'humour savoureux aux amateurs.
Il faut voir Paul Meurisse au milieu de ce fatras narratif trimballer son air sérieux derrière son monocle éponyme, entre deux punchlines caustiques. On n'est pas au niveau des répliques signées Michel Audiard, c'est un peu forcé par moments, mais il y a tout de même un peu de matière à se mettre sous la dent ("Vous n’allez quand même pas tuer un homme de sang-froid ? - Ah ben si en plus il faut se mettre en colère !"). Sa diction étonnamment claire, son visage impassible, sa démarche tantôt élégante, tantôt caricaturale (rien que sa posture et sa façon de tenir son pistolet... il n'y a pas plus crispé) : rien ne paraît normal, tout détonne mais tout passe plutôt bien. L'ambiance qui règne au château est d'ailleurs très originale, entre un conservateur libidineux, une musique jazzy totalement décalée, et quelques accès de Wagner (ou Bach ? ou Brahms ?) avec la chevauchée des Walkyries pour faire dans la dentelle. Une parodie déglinguée, dans laquelle "les aveugles ne sont plus aveugles, où les innocents sont coupables, où les coupables sont innocents et où les espions courent les rues".
[AB #163]