A défaut, la culture populaire croit dur comme fer que le premier film de monstre géant est l'oeuvre nippone Gojira d'Ishirô Honda (Godzilla chez les Occidentaux). King Kong fût pourtant le premier spécimen de monstre à apparaître à l'écran, même si la volonté des créateurs était d'en faire l'image d'un homme-singe, et non d'un gorille. Ce qui lui confère une représentation anthropomorphique. Le film muet Le Monde perdu renvoie aussi au genre monstre géant. Mais c'est bel et bien Le Monstre des temps perdus qui est considéré officiellement comme le tout premier film du genre et initiateur de cette vague Monstres nucléaires déferlant sur le monde entier qui s'en suivi dans les productions cinématographiques mondiales. Le succès financier du film explique cela. Un véritable genre à part qui avait toute son importance durant la Guerre Froide.

D'ailleurs, il est intéressant de regarder ce film suivi de Gojira, finalement remake non-avoué de l'oeuvre américaine inspiré de la nouvelle de Ray Bradbury "The Beast from 20,000 Fathoms". Entre les deux cultures, les séquences tournées à l'identique sont légions (la plongée sous-marine du scientifique) mais le film nippon a l'avantage de présenter un monstre plus imposant, plus terrifiant et qui était prédestiné à devenir plus célèbre, de par le nom qu'il portait, tandis que Le Monstre d'Eugène Lourié était un reptile anonyme de l'ère préhistorique. Les spectateurs pouvaient plus facilement identifier Godzilla qu'un rhedosaurus sans nom.

Nous sommes en 1953. Le monde ne s'est toujours pas remis de la déflagration de violence nucléaire qui a touché le Japon. Les gens s'inquiètent sur les effets de ce nouvel armement et les producteurs du film ont l'idée de surfer sur cette paranoïa et d'en faire un film témoin d'une période d'interrogation et d'inquiétude. Ils représentent cette paranoïa sous la forme d'un monstre géant venu d'un autre temps, symbole de la Nature qui reprend ses droits sur la technologie et les sociétés humaines. La Guerre Froide n'arrangeant rien, il est fascinant de constater que le monstre géant dans la production cinématographique américaine va être représenté sous divers formes d'animaux (tarentule, fourmis...) et renvoyer le plus souvent à l'idéologie communiste, symbole de l'ennemi dans une période où la tension est à son paroxysme.

La séquence d'introduction fait d'abord penser au film La Chose d'un autre monde (1951) où des scientifiques découvrent un vaisseau spatial et un corps extraterrestre en Antarctique. Dans Le Monstre des temps perdus, les scientifiques réalisent des expériences nucléaires en Arctique, ce qui va libérer le monstre coincé dans une grotte depuis des centaines de milliers d'années. Les premiers dialogues sont fascinants puisqu'ils témoignent d'une volonté des scientifiques de faire avancer la science, sans avoir cette arrière pensée de la machine destructrice qu'ils sont en train de tester. Le fait que personne ne croit d'abord les premiers témoins du monstre est révélateur de la difficulté des sciences à s'imposer dans le sens où elle rappelle que l'on a beau être un scientifique éminemment reconnu par ses pairs, sans preuve formelle la parole ne vaut rien.

Le Monstre des temps perdus surprend par son parti pris de montrer rapidement le monstre, d'abord partiellement puis entièrement lors de l'attaque d'un bateau. Évitant tout suspens à l'inverse du faux-remake Gojira qui met un certain temps avant de définitivement érigé Godzilla en icône du cinéma. Qui va d'ailleurs bénéficié d'un remake américain (après le massacre de Roland Emmerich) réalisé par Gareth Edwards (à l'origine du contemplatif et sublime Monsters). D'ailleurs, il est amusant de repérer certaines scènes reprises presque à l'identique par Emmerich pour sa nouvelle vision de Godzilla en 1998. Il a combiné de nombreux éléments de Gojira et du Monstre des temps perdus pour ne proposer au final qu'un simple produit de consommation dénué de tout intérêt informatif et d'épouvante.

Pour 1953, il convient de noter le travail relativement remarquable, certes devenu cheap aujourd'hui, du magicien des effets-spéciaux Ray Harryhausen, l'un de plus brillants concepteurs de sa profession du XXème siècle, célèbre pour ses maquettes et ses monstres animés. Le reptile est animé image par image et si certaines séquences prêtent au sourire (il n'en était qu'à son deuxième long-métrage), la séquence sur les montagnes russes vaut le détour et nous propose quelques plans d'une inventivité mémorable.

Néanmoins si les dérives de la science sont exprimées implicitement, c'est finalement la science qui viendra à bout du film. De nombreux dialogues et un travail d'investigation permettront de donner une espèce (rhedosaurus) à ce spécimen et surtout d'en venir à bout dans un final dantesque pour l'époque. Le combat au sommet de montagnes russes en flammes, peut-être mal rythmé et dénué de crédibilité, est le monument de ce film. Finalement si les autres films du genre qui suivront insistent sur l'aspect patriotique en présentant l'armée comme la solution à cette forme d'invasion (le lien avec la Guerre Froide et le communisme est de mise), ici c'est main dans la main que la science et l'armée viendront à bout du monstre.

Si on ne s'intéresse qu'au film en soi, dénué de tout contexte, il est vrai que Le Monstre des temps perdus peut prêter à l'ennui. C'est une oeuvre pour autant tout aussi intéressante à analyser qu'à regarder, ne serait-ce que pour l'aspect historique. Les effets spéciaux n'ont plus ce côté terrifiant qui a renforcé les inquiétudes des spectateurs à l'époque, impuissant malgré eux. Le montage du film est cependant un peu chaotique. Et si les séquences de dialogues sont extrêmement bien rendues où les angles s'échangent sans problème, la difficulté vient du fait de situer le monstre à l'écran en même temps que les séquences live. La complexité et le manque de moyens technologiques donne une dimension inachevée, mais néanmoins vivante à l'oeuvre. On notera aussi un bon casting et surtout l'un des premiers rôles de Lee Van Cleef (Le Bon,la Brute et le Truand, Et pour quelques dollars de plus).

Comme tout film du genre, il convient de le différencier du remake de Emmerich où s'enchaînent les attaques de Godzilla et les séquences de destruction pour donner cet aspect "entertainment" et très superficiel au remake de 1998. Ici, l'investigation et le travail scientifique prévalent sur une vision centrée sur le monstre. Certaines séquences sont tout même impressionnantes, et l'attaque du reptile sur New-York reste une référence précurseur dans le domaine des effets spéciaux et du montage (l'ajout du reptile animé sur New York, bien qu'imparfait, est à souligné).

Le film a certainement perdu de sa valeur surprenante et terrifiante de l'époque, mais il n'en reste pas moins une archive fictive fascinante et témoin d'une période instable. N'importe quel cinéphile fera abstraction des effets cheap et du kitsch de certaines scènes pour un film dont l'interprétation historique lui confère une dimension intemporel, une sorte de garant de cette époque où les inquiétudes de la société était transposées à l'écran. Pour apprécier pleinement le film, il faut véritablement le placer dans le contexte et l'interpréter comme tel.

Le Monstre des temps perdus est une oeuvre précurseur, moins reconnu que Godzilla, mais suffisamment bon pour faire parti des livres d'histoire et/ou de cinéma.

Créée

le 1 mars 2013

Modifiée

le 1 mars 2013

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Kévin List

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