En 1327, quelque part en Italie, dans une austère abbaye, le moine franciscain Guillaume de Baskerville et son disciple, le jeune Adso de Melk, venus pour assister à une colloque avec des bénédictins et des émissaires du Pape, découvrent qu'un étrange crime a été commis. Commence alors une enquête haletante et gothique aux allures de Sherlock Holmes au temps du Moyen-Age.
Le film est inspiré du très célèbre roman Le Nom de la rose d'Umberto Eco, un pavé réputé impossible à adapter, et pour cause, d'une complexité et d'une longueur dantesque. Mais Jean-Jacques Annaud parvient à en extraire avec brio la saveur, l'ambiance et aussi une partie du fond, vaste réflexion sur l'église, la religion, le savoir, la culture. Le Nom de la rose comme roman est une telle somme thématique qu'Annaud tranche dans le vif, s'attarde sur l'intrigue policière plutôt que sur les querelles historico-religieuses. En somme il fait un palimpseste, reprenant le parchemin d'Umberto Eco, repartant sur les mêmes bases, pour en bâtir une nouvelle.
Le grand point fort du film c'est d'abord son ambiance, incroyable. Gothique et noire, aidée par une musique sépulcrale et morbide de James Horner, rehaussée par des acteurs assez prodigieux aux têtes mémorables et aux allures inquiétantes. Jamais le religieux n'a paru aussi effrayant et même repoussant. Un moine bossu, baragouinant des borborygmes ineptes, l'abbé (Michael Lonsdale, hypnotisant et cauteleux), à la tonsure hideuse et au regard craintif, Jorge, le doyen, aveugle et patibulaire, un assistant bibliothécaire gras, glabre et efféminé au rire démoniaque ; et tout un bestiaire de religieux aussi épouvantables que les gargouilles de Notre-Dame. Le film s'inscrit dans cette vision fantasmagorique du Moyen-Age, romantique à l'extrême, introduite par Victor Hugo notamment et que l'on retrouve ensuite dans le reste du champ artistique. Les autres personnages ne sont pas en reste : les paysans ne sont que des ombres sauf une jeune fille, objet des convoitises qui a des allures aussi de tentatrice et de sorcière , quant à Bernardo Guy, l'inquisiteur (dès que F. Murray Abraham apparaît à l'écran, je jubile, quelle classe !), est tout aussi voire plus monstrueux encore, non pas dans ses habits mais par sa moralité terrifiante. Pauvreté, crasse, impiété ; le film respire par tous ses pores les vices que l'Eglise prétend combattre : les religieux s'adonnent au satanisme, au pêché de la chair, l'abbaye prospère sur le dos des pauvres paysans ; ce n'est pas une simple enquête que mène Guillaume de Baskerville, c'est une quête rédemptrice pour laver du pêché un endroit frappé par le mal.
Guillaume de Baskerville, campé par un Sean Connery au sommet de son art nous émerveille par son bon sens, sa logique et son érudition. Il va réintroduire le rationnel dans un univers irrationnel où Apocalypse, diables et démons peuplent les pensées. Il annonce, par son adoration envers les écrits grecs et romains, l'humanisme et la Renaissance, qui s'approchent à grands pas. Mais c'est sans compter sur l'odieux Bernado Guy qui livre des pseudos coupables au bûcher, figure d'un obscurantisme désuet et qui fait aussi le procès de l'humanisme éclairé de Baskerville, un peu comme l'Eglise faisait des procès à Galilée, à Copernic, à la science, au savoir. L'autre figure de l'obscurantisme c'est aussi Jorge, un vieux moine aveugle - la symbolique est claire -, qui voit dans le rire une forme d'animalité simiesque. Pour cette raison, il refuse qu'on accède à un savoir, à la science, capables de détourner du divin. Si l'homme sait, il n'y a pas de croyance, et donc il n'y a pas de Dieu.
La bibliothèque de l'abbaye ainsi se drape de mystère parce qu'interdite, savoir confisqué par l'Eglise et l'obscurantisme. Guillaume de Baskerville parvient à y pénétrer à grands renforts d'énigmes passionnantes et à redécouvrir des textes qu'on croyait perdu, démarche pure de la Renaissance. Ceux qui s'y aventurent et en prennent un livre meurent, comme sous l'Apocalypse, noyés dans une marmite de sang, les pieds à l'envers, au fond d'une baignoire ou d'un trou. La bibliothèque fascine, par son aspect labyrinthique, fondé sur des illusions d'optiques, pleine d'escaliers et de salles, géographie trouble dans un donjon immense, métaphore illustrée des méandres du savoir et allusion mythologique au labyrinthe. L'oeuvre en général dresse des parallèles permanents avec la philosophie gréco-romaine. J'ai beaucoup pensé à des films qui empruntent les mêmes thématiques, occultes, sataniques et fantastiques, comme La Neuvième Porte par exemple ou Eyes Wide Shut.
Outre l'ambiance, le crime et le vice, il y a Aldo (Christian Slater, 17 ans à l'époque), l'innocence même, qui découvre, comme nous, ce monde étrange des abbayes et des conflits entre clercs. C'est par son rôle d'apprenti et son rapport d'un fils avec un père, Guillaume de Baskerville, qu'il introduit l'humanité dans un monde déshumanisé. Le duo fait penser à Sherlock Holmes et John Watson bien entendu. Narrateur âgé de l'histoire, Aldo nous raconte en quoi cette histoire a transformé sa vie, jusqu'à interroger les fondements de sa foi. Ainsi, il découvre le crime mais aussi l'amour, par l'entremise d'une villageoise, figure érotique, démoniaque presque, dans cet univers terrible. La rencontre impossible entre ces deux êtres que tout oppose donne lieu à des commentaires touchants et émus du narrateur et à un final très poignant où la jeune femme, condamnée au bûcher, parvient miraculeusement à échapper à ses bourreaux, parce que pure, innocente, misérable. A la fin, les vrais coupables meurent, les innocents triomphent ; la justice divine a frappé. La lumière pour la première fois irradie le paysage, la vérité a été faite, les hommes sont sortis de la caverne de l'obscurantisme.
Film policier, film d'apprentissage, qui brasse une myriade de thèmes d'une profondeur abyssale, Le Nom de la Rose offre surtout une ambiance macabre, une mise en scène superbe dans des décors gothiques. Il entretient le mythe d'un Moyen-Age obscur, bercé par les démons de l'aveuglement et de la foi la plus absurde et brosse un portrait misérabiliste et crasseux de l'époque. L'oeuvre est du genre gothique, pas gothique flamboyant, plutôt gothique bien glauque et sombre, que seule la raison et l'intelligence humaines peuvent sauver.