Le Nombre 23 est le parfait exemple d'un film qui multiplie ingénieusement de multiples pistes narratives mais oublie d'en choisir une.
Il y a de l'idée ! Mais il y a trop d'idées, trop de pistes et un désir de la part de son réalisateur de n'en choisir aucune tant il les aime toutes.
Ce qui donne un excellent film qui finit de manière assez conventionnelle:
Oui, encore un film dont le protagoniste est fou !
Alors, certes, il a oublié qu'il l'était et, d'ailleurs, on ne sait pas vraiment s'il l'a été un jour ...
En d'autres termes, la fin est bien plus prévisible qu'elle n'aurait pu l'être mais son évidence apparente est mise à mal par la multiplicité des thèmes abordés qui donnent le vertige et permettent de laisser une fin ouverte.
[ # Fin 1]
0) Cave Canem !
La piste la plus subtilement abordée est celle du chien.
Un chien guide, sorte de Lapin blanc du héros, qui le mène de découvertes en découvertes.
Un chien qui incarne le nombre 23 mais qui reste bel et bien un chien.
Et pourtant un chien purement symbolique. Car il n'appartient pas plus au nombre 23 qu'à la morte dont il semble garder la tombe: il appartient au gardien du cimetière et exerce la même fonction que lui. Mieux que lui, qui n'est qu'un homme. Le chien est souvent associé à la mort et aux enfers: de l'holmésien Chien des Baskerville au plus mythologique Cerbère. Certains textes néo-arthuriens (comme Le Roi Arthur de Morpurgo) mettent en évidence son rôle de Charon, de passeur et de messager qui relie monde des vivants et monde des morts. Et ne voit-on pas un chien dans le célèbre Enterrement à Ornans de Gustave Courbet ? N'y semble-t-il pas un gardien de troupeau de vivants éplorés ?
Un symbole bien réinvesti et toutefois rattaché vainement au nombre 23 par un nom censé se traduire numériquement par 23.
2) Vigniti tria, Vigniti tres et omnia Vigniti tria !
Vin de Troie n'est pas vin de Troyes: ce n'est pas vain, troyez-moi !
[ # Fin 2]
Essentielle pour un tel film, l'intrigue sur la numérologie et les hasards probants (ou signes) est bien mise en avant.
Elle permet une descente aux enfers du protagoniste campé par un Jim Carrey plutôt crédible dans le rôle (n'étaient deux ou trois mimiques échappées: l'air triomphant de l'ardent défenseur d'une théorie folle à la Menteur menteur lorsqu'il débat avec sa femme en début de film, une cambrure à la The Mask surpris par l'échappée belle de son réveil lorsqu'une suicidaire lui tombe sous le nez et le dépit final devant un énième nombre 23 qui fait plutôt rire - et c'est voulu pour ce dernier). Une plongée dans la terreur inattendue du duo acteur/réalisateur de Batman Forever mais qui porte la patte si singulière du réalisateur de L'Expérience interdite ou de Phone Game.
La manifestation physique du nombre 23, les nombreux déchiffrements, tout rend ce nombre des plus inquiétants.
Ce qui est à la fois génial et obscur, c'est la volonté de ne pas réduire le nombre 23 à une définition rationnelle: Walter est-il fou ? Et-il manipulé par un chiffre maudit ? Ce chiffre est-il un virus qui se transmet? Ce chiffre est-il essentiellement maudit ou le fruit d'une monomanie voire l'oeuvre d'une organisation kafkaïenne ou borgésienne dont le but est de soumettre le monde dans la folie ?
Le nombre 23, c'est, dans la fiction, l'alter-ego du nombre 11 dans le monde réel.
Prenant, inquiétant ainsi présenté, le nombre 23 oscille entre volonté quasi-lettriste de peindre un numéro dans son absolu in-signification et incapacité totale de Joël Schumacher de choisir entre les différentes tentatives de définition qu'il lance.
3) Lector in Fabula
En réalité, le problème réside moins dans cette abstraction du nombre 23 que dans son importance secondaire: Le Nombre 23 n'est pas un film sur le nombre 23.
C'est un film sur le bovarysme, le quichottisme, l'hérésie imaginaire telle que la nommait Pierre Nicole en 1666.
[6+6+6+1 = ... pas 23 ! Mince alors ! Par contre, y'a 666 ! C'est doc démoniaque ! C'est donc l'exception à la règle !]
Le film montre surtout comme un lecteur inexpérimenté va tomber dans le jeu de l'identification au personnage. De fait, en lisant le Nombre 23 d'un certain Topsy Krett (Top Secret), Walter va avoir l'impression que l'auteur raconte sa propre vie. Il cherche donc à connaître l'auteur du livre.
Mais le film décide de faire de son lecteur inexpérimenté un ex-auteur de fortune, amnésique, devenu celui qui le cherche et qui se découvre lui-même.
L'idée est intéressante mais aurait gagné à sortir du chemin rebattu des S*chizophrenic's stories* pour se hasarder dans le même indéterminé que le nombre 23.
Soit de façon réaliste:
Walter découvre que sa femme et son ami sont en réalité amants et cherchent à le rendre fou: classique, cela aurait du moins l'intérêt de poser la question suivante: à quel point les autres nous connaissent-ils ?
Soit de façon fantastique, nouant avec le kafkaïen et le borgésien qui se sont déjà emparés de la piste numérologique:
Walter cherche l'auteur mais ne trouve que des lecteurs: l'auteur semble être introuvable, ne pas exister et son identité - obscurément - pourrait dépasser la simple humanité.
Plus qu'héritier de Kafka, le film pourrait marier Borgès et Proust (on se calme, Marcel !) et proposer un final plus vertigineux encore que l'ensemble des pistes narratives qui tissent le reste de l'intrigue:
Dans La Recherche du Temps perdu, Marcel Proust écrit très justement: "Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même".
Plutôt que de proposer une lecture naïve de ce constat, comme le fait malheureusement le film de Schumacher, on pourrait le mâtiner d'un peu de Bibliothèque de Babylone.
Walter se sentirait alors toujours plus concerné par le livre mais découvrirait dans le même temps que tous les lecteurs du livre ressentent la même impression que lui. Le livre s'avérerait avoir été conçu dans le but de révéler à chaque lecteur les secrets de son existence via une numérologie associée au nombre 23. De là, surgirait hors de sa boîte l'illustre et terrible organisation dont le nom fait une apparition fugitive dans le générique initial: les Illuminati ! Ou une autre organisation. Ou même un auteur génial, inspiré et visionnaire, qui eût la révélation de l'ensemble des destins humains et l'aurait consignée en un seul écrit codé que serait Le Numéro 23.
Dès lors, tout se serait parfaitement imbriqué: le chien, le numéro 23 et le livre.
Las, Le Numéro 23 reste un film intéressant qui, tant par velléité réaliste que par désir de ne pas réduire, se cogne comme Truman Burbank au mur feignant l'horizon de ses songes mais qui, contrairement au héros aquaphobe, n'a pas le courage d'aller voir ce qui se trouve derrière.
[ # Fin 3 ]
Mon dieu !!!