Lorsqu'en 1974 Nikita Sergueïevitch Mikhalkov sort son premier film, une histoire de chasse au trésor sur fond de Guerre Civile russe, c'est un peu comme si en 2019 David Halliday décide de réaliser un film sur Napoléon s'évadant de Sainte-Hélène : le pitch est alléchant, mais le nom derrière la caméra… euh, pardon ?
On imagine en tout cas aisément la perplexité, et probablement la colère, de ses collègues metteurs en scène de chez Mosfilm devant cette énième manifestation du népotisme prévalant dans l'URSS des années 70 : le semblant de floraison culturelle de la déstalinisation des années 50-60, qui avait vu sortir quelques petits bijoux tels que Quand passent les Cigognes, La Ballade du Soldat ou encore Andrei Roublev, n'est déjà plus qu'un lointain souvenir. Le camarade Brejnev, devenu entretemps Premier Secrétaire, n'ayant que faire des visions d'auteurs des Tarkovski et autres Kalatozov, entend bien mettre ce petit monde au pas : on montre ce que le Parti veut bien qu'on montre, et pas question de montrer les vétérans de la Guerre Civile et de la Grande Guerre Patriotique sous un jour autre que purement héroïque et dévoué à la cause du Communisme. Alors quand le fils du parolier de l'hymne national et membre d'une des familles les plus prestigieuses du pays se décide, sur un caprice, à se lancer dans la réalisation, on n'est guère en droit de s'attendre à de la subversion.
Et ne nous y trompons pas, amis cinéphiles occidentaux du XXIème siècle : Le Nôtre parmi les Autres, ce n'est pas non plus du Soljenitsyne sur celluloïde ; mais franchement, ce petit film est porteur d'un message universel suffisamment plaisant et rafraichissant pour que l'on s'y intéresse, et force est de reconnaitre que pour son entrée en matière, le père Nikitka a livré une copie ma foi bien honorable.
Le Nôtre parmi les Autres ressemble fort à ce que nous appelons aujourd'hui un Eastern : on a des chevaux, des bandits, des pistolets, une attaque de train et un trésor, le tout dans la steppe russe au lieu du Far-West américain ; et donc plus exactement sur fond de Guerre Civile entre Rouges et Blancs. Pour ceux qui ne connaissent pas bien cette période intense, il n'est pas forcément évident que tout n'était pas aussi simple que ce schéma de couleurs veut bien le faire croire. Non seulement ces termes recouvraient des réalités plus complexes, mais en leur milieu on trouvait nombre d'électrons libres tels que Brioulov, chef d'une bande de non-affiliés réduits au maraudage, joué par Mikhalkov lui-même, qui inaugure là sa tendance à se caster dans des rôles de leaders qui contribuera plus qu'un peu au surnom péjoratif de "tsar" qu'il se verra attribuer plus tard dans sa carrière.
Brioulov et sa bande attaquent un train de marchandises abritant Lemke, officier tsariste renégat qui s'est lui-même emparé quelques jours plus tôt d'un magot destiné aux troupes bolcheviques. Pour négocier sa survie, Lemke promet une part du butin à Brioulov. Parallèlement, Chilov, tchékiste chargé de la sécurité du transport de fonds et injustement accusé de sa disparition, cherche lui aussi à infiltrer la bande de Brioulov pour récupérer le butin et prouver son innocence.
Voilà le point de départ. Où est la subversion là-dedans, me direz-vous ? Eh bien pour commencer, vous pouvez constater qu'on n'est pas dans le schéma des "gentils communistes défenseurs de la veuve et de l'orphelin contre les méchantes monarchistes suceurs du sang du peuple". Certes, il s'agit de récupérer l'argent de la révolution, mais en vérité cette quête est bien secondaire en comparaison de celle que Mikhalkov a l'intelligence de développer au fur et à mesure du récit après l'avoir caché derrière la trame originale : l'amitié. L'amitié perdue entre le tchékiste déchu Chilov et ses camarades Lipiaguine, Koungourov et Sarytchev qui l'accusent de trahison, sans vraiment se résoudre à y croire mais parce que leur cause exige un coupable.
Ou comment l'idéologie prend le pas sur les relations humaines… il y a une scène en particulier, très belle, durant laquelle Sarytchev, après avoir ordonné de mettre Chilov sous les fers, s'arrête, l'air grave, devant un portrait de Lénine, comme pour demander à son grand chef barbichu si cela en vaut vraiment la peine, si sacrifier ainsi ses propres amis n'est pas un trop grand prix à payer pour la Révolution. Ou encore ce dialogue entre Sarytchev et Koungourov après que leur témoin ait été assassiné dans sa cellule… ce sont toutes ces petites séquences qui, bien plus que le montage d'ouverture sépia ultra-kitsch et la chanson qui l'accompagne, confèrent leur épaisseur à ce groupe d'amis et font tout le sel de l'histoire. De fait, le titre russe, qui peut être traduit par "Chez lui parmi les autres, étranger parmi les siens", montre bien l'ambiguïté entre amitié et idéologie et peut être interprété de plusieurs manières. Un autre point en faveur de Mikhalkov et contre le manichéisme !
Les acteurs sont pour beaucoup dans la réussite de ce qui n'aurait pu être que le château de sable d'un enfant gâté. Mikhalkov lui-même est très bon dans le rôle du brigand excentrique Brioulov, de même que Youri Bogatyriov, interprète de Chilov qui deviendra l'un de ses acteurs récurrents avant sa mort prématurée. Mais ce sont surtout les deux vétérans du Stalker de Tarkovski, Anatoli Solonitsyne et Alexandre Kaïdanovski, qui leur volent la vedette. Solonitsyne est magnifique de sensibilité dans le rôle de Sarytchev, gradé bolchevique tiraillé entre son devoir vis-à-vis du Parti et son amitié pour Chilov. Quant à Kaïdanovski, véritable "gueule" du cinéma soviétique avant de mourir jeune lui aussi, il confère une véritable présence animale au déserteur blanc Lemke, sans le priver d'une certaine complexité.
Né avec une cuiller en argent dans la bouche, Nikita Mikhalkov signe au final un petit film d'auteur, car il a beau lorgner fortement du côté de chez Sergio Leone, il n'a tout simplement ni les crédits ni, soyons clairs, le talent pour rivaliser ne serait-ce qu'avec Pour une poignée de dollars – en résulte un manque de dimension épique et une mise en scène généralement assez bordélique et difficile à suivre. Au niveau des points faibles, je voudrais aussi mentionner le sidekick de Chilov, un cavalier kirghize ou tadjik un peu simplet qui bien entendu se fait tuer en aidant son partenaire blanc : version soviétique des faire-valoirs noirs, indiens ou mexicains des Westerns de l'époque, en somme… le racisme ordinaire n'a pas de frontières, surtout au cinéma !
Mais bon, au cœur de Le Nôtre parmi les autres, il y a surtout une belle histoire d'amitié en temps de guerre civile, et rien que pour cela je recommanderais ce premier film de Mikhalkov, incontestablement une réussite !