Lorsqu’il découvrit le continent américain, Christophe Colomb pensa un moment avoir atteint le Paradis Terrestre. Par la suite, cette terre continua à nourrir cette idée chez l’Homme blanc jusqu’à devenir un mythe fondateur des États-Unis. Celui-ci est ici magnifiquement illustré, et en même temps démystifié, par Terrence Malick dans une relecture biblique de la naissance de l’Amérique.
Le Nouveau Monde débute en 1607 avec la fondation de la première colonie britannique premanente en Amérique : Jamestown. Dans ce cadre très fidèle à la réalité historique, le film revient sur l’histoire vraie de Pocahontas (l’inconnue Q’orianka Kilcher), et de son idylle, elle mythique, avec le capitaine anglais John Smith (Colin Farell dans une de ses meilleures prestations). Mélangeant habilement faits avérés et fantasmés, il fait de ses deux personnages les Adam et Eve de la genèse de l’Amérique, et de leur rencontre, le choc de deux mondes marqué par la fascination autant que l’incompréhension mutuelle. Par son parcours, Pocahontas est une allégorie de l’Amérique qui, de l’état de nature originelle, est bientôt remodelée par les européens. Au début du film, insouciante, bouillonnante de vie et faisant corps avec la Nature, elle est une image de la grâce (thème cher au réalisateur). Puis, rejetée par les siens comme Eve du Paradis, et abandonnée par Smith, elle est alors rééduquée par les Européens qui l’enferment dans le carcan de la « civilisation » : aussi étriqué, rigide et ridicule que cette première robe qu’on lui fait porter. John Smith, lui, est à l’image des pères pionniers de l’Amérique : ambivalent, tiraillé entre sa soif de découvertes et de gloire, et son amour pour Pocahontas. De la même façon, les grands idéaux des colons, incarnés par les voix off de Smith et de son supérieur, sont contredits par leurs actes belliqueux, cupides et finalement futiles : ils préfèrent chercher de l’or et se laisser mourir de faim plutôt que de cultiver la terre. Aussi la désillusion de Pocahontas après son abandon par Smith se fait l’écho de la tromperie dont les Amérindiens sont les victimes : spoliés de leurs terres alors même que la notion de propriété privée leur était, semble t-il, inconnue.
En fait tout le film, de sa construction narrative à sa mise en scène, est fondé sur un schéma opposant le Nouveau Monde, et les fantasmes qu’il suscite, à l’Ancien. Dans le premier acte, Malick dépeint l’Amérique sauvage, ses habitants angéliques et sa Nature luxuriante comme si Dieu y était incarné. Dans La Ligne rouge, cette impression de panthéisme, par la distance qu’il apporte, montrait toute l’absurdité de la guerre. Ici, le procédé illustre les rêves que les pionniers de l’Amérique placèrent dans cette nouvelle contrée, ces grands idéaux à l’origine des mythes fondateurs des États-Unis : une nouvelle civilisation fondée sur des bases saines, libérales, égalitaires et démocratiques, et sur une Terre Providentielle, une Terre d’Abondance, un Nouvel Éden... A l’opposé, le deuxième acte présente le vieux monde comme l’Enfer sur Terre, à l’image du fort des colons : un bourbier abandonné de Dieu, refermé sur lui-même et livré à la folie humaine. La caméra, mouvante, comme en apesanteur dans le premier acte, devient alors statique, sans cesse enfermée dans des cadres (de portes, de fenêtres,…). Le soleil ne perce plus à travers les nuages. La Nature est soit absente, soit moribonde, soit sous contrôle comme les formes parfaitement géométriques des jardins de la vielle Angleterre. Dans cet environnement la hantise de la mort, la maladie et la famine réveillent les plus bas instincts de l’Homme. Ainsi, le réalisateur oppose l’ethnocentrisme et la soif de domination de l’Homme « civilisé » à la grâce de l’indigène supposé « sauvage ». Pour autant, il évite tout manichéisme et le personnage, réel, de John Rolfe (Christian Bale), qui épousera Pocahontas, nuance un peu ce portrait noir des colons européens. Car le propos de Malick est bien plus vaste et universel. Comme dans tous ces films, il parle de la déconnexion de l’Homme avec son innocence originelle : ce Paradis perdus par la civilisation.
Aussi, avec Le Nouveau Monde, Terrence Malick signe un film dense, hypnotique et puissamment mélancolique dans lequel ses thématiques fétiches et son style « naturaliste » inimitable font particulièrement sens.