« Mère. Où vis-tu ? Dans le ciel ? Les nuages ? La mer ? Fais-moi un signe ».
Comme le seront plus tard The Tree of Life ou Voyage of Time, Le Nouveau Monde est une apostrophe à la nature. Une nature pensée comme principe de vie et d’amour, interlocutrice silencieuse de personnages en proie au doute. Au doute, car la spiritualité de Terrence Malick est en perpétuelle tension entre, d’un côté, un christianisme fondateur, et, de l’autre, un horizon panthéiste. En fait, son immanentisme ne semble jamais entièrement délesté de toute transcendance. Si le Dieu malickien se cristallise dans la nature tout entière – « Toi, la grande rivière qui jamais ne s’assèche » –, ses personnages sont malgré tout sans cesse à la recherche d’une grâce, c’est-à-dire d’une intercession divine qui permettrait leur sanctification. En écoutant les prières formulées par les différents personnages du Nouveau Monde, que les uns adressent au Dieu chrétien et les autres à Mère Nature, le spectateur prend la mesure de cette confusion : l’interlocuteur divin est toujours personnifié et placé dans un au-delà que seule sa transcendance peut franchir ; et en même temps, son silence semble justement montrer qu’un tel interlocuteur n’existe pas, et que ce n’est que par la contemplation de la vie, empreinte d’amour et de volonté, que son pouvoir se manifeste. Ainsi, c’est par la recherche éperdue de la transcendance, de la grâce, que ces personnages s’éveillent à l’immanence, où tout est grâce. « Quelle est cette voix qui parle en moi ? Qui me guide vers le meilleur ? Où ? L’étoile me guide toujours. M’oriente. M’entraîne. Vers la terre légendaire, où la vie recommencera. Un monde répondant à nos attentes. Terre où l’on pourra purifier son âme. Atteindre sa véritable stature. Nous prendrons un nouveau départ. Tout recommencera. Tous les bienfaits de la nature sont là. Personne ne sera pauvre. Il y aura de la bonne terre pour tous. »
La nature devient dès lors l’enjeu principal du Nouveau Monde. C’est d’abord un enjeu dramaturgique : des colons découvrent un nouveau continent, un nouvel espace à investir, des champs à cultiver, du bois à manufacturer. Ce que les Anglais appelleront « Virginie », c’est cette nature « virginale », sauvage, vide, dont le potentiel ne demande qu’à être exploité. Un rêve qui sera rapidement déçu : les marécages ralentiront l’agriculture et feront fuir le gibier, l’eau croupie sera vectrice de mort et de maladies, etc. L’arrivée des colons est une profanation suivie d’un châtiment : à vouloir tordre la terre, à vouloir l’exploiter pour mieux l’épuiser, elle se retourne contre ses agresseurs. « Ce pays n’est pour eux que misère, mort et enfer. Ils crèvent la faim en cherchant l’or. Ils sont sans mots, sans espoir. […] L’eau est souillée. L’esturgeon la fuit ». Ce qui fera dire à un colon : « Rien ! La rivière est vide. […] seul un sauvage peut vivre ici ». Question de point de vue, de regard. Car pour les indigènes, cette nature est tout sauf vide, tout sauf vierge : elle est déjà sacrée et pleine de sens. Elle n’est pas la promesse d’une civilisation nouvelle : elle est déjà accomplie, finalisée. Elle n’est pas potentialité : elle est actualité. À ce titre, on remarquera ce décalage entre, d’un côté, les forêts immaculées du nouveau monde, baignant dans le soleil et prenant racine dans les entrailles de la terre ; et de l’autre, les jardins du palais royal d’Angleterre, avec ces arbres géométriquement taillés et parfaitement alignés, s’ennuyant sous la grisaille d’un ciel bien triste. Et de partager la stupéfaction de cet Indien qui vagabonde dans les rangées de graviers, comme un fantôme dans un musée de natures mortes.
La quête de Smith consistera en ce changement de regard, en cette re-sacralisation de la nature : « Ça existe, ce que je croyais un rêve », s’étonne-t-il, découvrant un royaume encore préservé de la souillure du Mal. « Ce fort n’est pas le monde. La rivière mène là-bas. Et plus loin encore. Elle s’enfonce dans la nature. Tout recommencer. Échanger cette fausse vie pour une vraie ». Quand il parle de « tout recommencer », l’idée n’est plus de répéter les mêmes erreurs que celles commises sur le vieux continent, de reconstruire une civilisation à l’identique ; l’idée est, au contraire, de profiter de cette seconde chance pour embrasser cette nature et s’en satisfaire. Malheureusement, Smith échouera à changer totalement de regard, profondément meurtri par la situation en Virginie où la violence et le Mal auront eu raison de ses espoirs d’Éden.
C’est là l’enjeu de la deuxième partie du film, où Pocahontas est meurtrie par ce deuil qu’elle ne parvient pas à surmonter, par cet amour chimérique qu’elle cherche à retrouver et qu’elle a placé en un seul homme, John Smith. « Où est ton amour maintenant ? Où est notre enfant ? Tu as disparu, emportant ma vie. Tu as tué le dieu en moi. Le soleil voit ça ? […] Je suis en deuil. Je pleure. Prends ma main, père ». Pocahontas est à ce moment dans la quête de cette grâce qu’elle semble avoir perdue. Elle ne s’adresse plus à cette « Mère », à cette nature immanente qui faisait son bonheur, mais pour la première fois à un « Père » qui a tout du Dieu protecteur et transcendant des chrétiens. L’amour n’est plus là, partout ; Smith l’a emporté avec lui, loin d’elle. Et elle implore ce Dieu de le lui rapporter. En vain. Pendant des années, l’amour sincère de John Rolfe n’y fera rien : elle est bel et bien morte à l’intérieur. « Pourquoi je ne ressens rien ? […] Retire l’épine ». Comme l’arbre dont la branche casse mais qui n’arrête pas de pousser, continuant de s’élever vers la lumière, Pocahontas devra laisser cette blessure amoureuse derrière elle, dans une ultime confrontation avec Smith proprement bouleversante, pour retrouver cette voie vers la lumière. « Une nature comme la vôtre peut transformer un mal en bien. Tout ce chagrin vous donnera la force de vous élever à une autre vie ».
Chez Malick, cette autre vie est toujours précédée par un moment de solitude, d’isolement et de crise existentielle. Smith manque d’être mis à mort par les siens, et finira renié par sa communauté dans le fort de Virginie. Pocahontas est elle aussi chassée par son père, puis abandonnée par Smith. Ces personnages sont donc fondamentalement isolés, apatrides, mais finalement moins seuls au sens métaphysique du terme : parce qu’ils ont, quelque part, trouvé cet amour qui les met en relation à l’autre. À une altérité qui est aussi bien incarnée par l’être aimé que par la nature tout entière, dont ils ressentent la bonté et contemplent la beauté. « L’amour. […] Il n’y a que ça. Tout le reste est irréel ». Ainsi, le salut de Pocahontas tient à ce qu’elle aura réussi à se détacher de Smith, constatant que cet amour après lequel elle courait ne l’avait en réalité jamais abandonnée, mais qu’il était toujours là, irriguant tous les êtres autour d’elle, à commencer par Rolfe.
« Ô soleil, je te dis merci. Tu donnes vie aux arbres et aux collines. À l’eau qui court. À tout. Mère… J’ai ton amour sous les yeux ». Question de point de vue, de regard, encore et toujours. « J’éprouverai de la joie à tout ce que je vois ».
Dans Le Nouveau Monde, la nature sert à la fois de décorum et d’enjeu dramaturgique, à l’image de ce continent sauvage aux allures de Jardin d’Éden ; elle est principe de vie, mais aussi de mort ; elle est le modèle auquel l’homme lui-même doit se rapporter pour mieux s’élucider, pour persévérer et surmonter les souffrances de la vie ; elle est absolument sacrée, parce qu’en elle coule tout ce qui est divin, à savoir le Bien, la grâce, l’éternité comme recommencement ; elle est enfin amour, en tant qu’elle est ce qui nous lie, ce dont nous faisons tous partie et qui s’écoule en chacun de nous. Le Nouveau Monde est sans doute la plus belle parabole panthéiste de Terrence Malick, où ce Dieu qu’il questionne trouve réponse dans l’immanence même de la vie. Dans ces innombrables plans de rivières, de fleurs, de couchers de soleils, de regards silencieux, de danses et d’arbres frissonnants.
« Mère, je sais maintenant où tu vis ».
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]