De 1962 à 1997, le Cambodge est sous le joug du régime des Khmers rouges, dirigé par Saloth Sâr (alias Pol Pot). Quatre ans de purge dont les responsables, communistes radicaux, traquent ce qui ressemble de près ou de loin à une conviction religieuse ou à l'influence occidentale. Dans leur zèle, ils éradiquent le quart de la population cambodgienne. C'est ainsi que des bâtiments furent réquisitionnés puis réorganisés en centres de détention. Parmi eux, un ancien lycée devenu le fameux S21, triste star du documentaire S21, la machine de mort khmère rouge. Concentré sur ce lieu unique, S21 longeait les couloirs, les anciennes cellules et les bureaux, sans images d'archives intempestives - une démarche très proche du Shoah de Claude Lanzmann, qui ne montrait rien sauf des lieux vides et des témoignages durant 9h30. Alors que Shoah laissait parfois la parole à un ancien nazi (entretien "filtré" par un retour vidéo volontairement imparfait), Rithy Panh osa quant à lui confronter un bourreau à ses victimes au sein du même cadre dans S21.


Le début du régime fut marqué par l'entrée des Khmers rouges à Phnom Penh, la capitale du Cambodge, le 17 avril 1945. Le Papier ne peut pas envelopper la braise, film des années 2000 au sujet contemporain, se détache de cette période pour mieux prolonger les partis-pris du cinéaste. Même réalisation sans images d'archives ou télévisées, sans voix off ni musique, mais une caméra qui arpente cette fois les couloirs d'un bâtiment de Phnom Penh, immeuble ouvert aux quatre vents où des prostituées survivent au jour le jour. Beaucoup sont atteintes du SIDA, de MST, et subissent le comportement brutal de leurs clients. Entre les passes, l'attente. Certaines peignent sur les murs, d'autres dépensent l'argent gagné pour une drogue bon marché qui encrasse leur organisme à chaque bouffée. Un désespoir permanent et silencieux d'où surnage la parole des quelques femmes qui acceptent de témoigner. "Quand on s'étend sur un lit, c'est comme sur la planche du boucher. Pour l'argent, on supporte tout".


Le génie du metteur en scène est à chercher dans ses idées discrètes : voir ce moment où l'une des prostituées appelle son enfant alors qu'elle lui tourne le dos, situation soulignée par la présence d'un miroir. Voir, aussi, les poupées dont se sert le personnage du rabatteur pour expliquer comment fonctionne le système - poupées que le cinéaste explique en interview avoir fournies lui-même. Ailleurs, cela passerait pour une manipulation, or le cinéma documentaire est lui aussi affaire de choix de mise en scène. Idée puissante et utile à la fois, les poupées du rabatteur synthétisent la réflexion opérée par Rithy Panh durant les deux années qu'il a passées dans l'immeuble, laissant les prostituées s'habituer à sa présence. Seuls ses personnages ont droit de cité ici, aucun carton explicatif pour habiller le réel. Les femmes restent muettes, s'expriment ou se lancent dans de longues conversations, fondent en larmes sans s'échapper du cadre ou s'éloignent de l'objectif.


La narration ne s'autorise qu'une brève sortie hors du bâtiment, seule fois où de la musique se fait entendre. Côté personnages, nous ne rencontrerons personne sauf ces femmes et leur rabatteur. On pourrait les prendre en pitié mais ce serait trahir la retenue du cinéaste. On aimerait sans doute tendre la main à ces victimes perpétuelles mais serait-on seulement capable d'approcher cette zone urbaine ? A force de sobriété, Rithy Panh touche à une émotion et à une réflexion rarissimes, celles où l'on se sent littéralement impuissant. L'expérience est hautement douloureuse, mais choisir une approche agréable sur un tel thème eut été une injure. Au rayon des films qui vont au bout de leurs idées (et de leur propos) Le Papier ne peut pas envelopper la braise est une leçon pour le cinéma documentaire. Détaché de ses réflexions sur le traumatisme du régime des Khmers rouges, Rithy Panh en livre un prolongement indirect, terriblement dur et inquiet.


Connu pour aborder l'histoire de son pays à grande échelle avec Bophana, une tragédie cambodgienne et S21, Rithy Panh prend ici fait et cause pour un catégorie sociale précise. Celle au bas de l'échelle, à bout de forces. Prudent et rigoureux, il ne flatte pas la bonne conscience outragée mais installe un malaise essentiel quand on réalise ou regarde un tel film. Et le long-métrage d'atteindre l'un des plus hauts objectifs de tout documentaire : se souvenir et, par son existence, laisser lui-même un souvenir indélébile. Intelligent et bouleversant, Le Papier ne peut pas envelopper la braise est sans doute le plus grand film de son auteur.

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le 27 avr. 2017

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Fritz_the_Cat

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