Quand on arrive à ce "Le Pauvre cœur des hommes" en étant passé par la porte du diptyque "La Harpe de Birmanie" / "Feux dans la plaine" du même Kon Ichikawa, il y a de quoi être profondément et agréablement surpris. Même si les deux films consacrés à la fin de la Seconde Guerre mondiale (sortis respectivement un et quatre ans plus tard) renfermaient eux aussi une certaine pudeur des sentiments, une sensibilité évidente au-delà du caractère frontal (et dérangeant, à l'époque, les cicatrices étant encore fraîches) du regard posé, on pouvait très facilement s'attendre à quelque chose de bien différent ici. Non, décidément, je n'attendais pas Ichikawa sur le terrain de jeu d'un Naruse, et même s'il n'atteint pas les cimes (de toute façon inatteignables) de son compatriote et contemporain, il y a tout de même dans ce mélodrame délicat la puissance dramatique savamment encapsulée dans le personnage principal qui constitue tout le sel d'une telle production, et qui ne se libérera vraiment qu'à la toute fin, comme la déflagration d'une bombe à retardement.
À travers le portrait d'un homme profondément mélancolique qui a pourtant toutes les raisons d'être heureux, les thématiques abordées sont très nombreuses, à la fois classiques dans le genre (comme le deuil, l'amitié, la culpabilité) mais aussi plus originales (l'Histoire, le film se déroulant durant les dernières heures de l’Ère Meiji, la sexualité, avec un sous-texte homosexuel discret mais avéré, ainsi que le suicide et les raisons aussi nombreuses que variées qui peuvent y conduire). Nobuchi est un homme qui vit très difficilement son quotidien à cause d'un passé qu'on devine lourd, un passé qui se dessine peu à peu au gré des conversations et des souvenirs, comme s'il portait sur ses frêles épaules le poids de ses choix antérieurs et d'une écrasante responsabilité. Invariablement. Et c'est précisément là l'objet et l'intérêt du "Pauvre cœur des hommes" : de quel passé parle-t-on ? Cette responsabilité est-elle justifiée ? C'est à nous de nous construire progressivement un avis sur le sujet.
Beaucoup de questions sont posées, très vite, mais ne trouveront de réponses que beaucoup plus tard dans le récit. Pourquoi Nobuchi semble à la fois heureux et malheureux avec sa femme (qui n'est jamais nommée dans le film, me semble-t-il) ? Pourquoi se recueille-il aussi fréquemment sur la tombe de son vieil ami Kaji ? Pourquoi ne veut-il pas que sa femme l'accompagne ? Quel est ce mystère qui entoure la mort de Kaji ? On est dans un mélodrame japonais des années 50, donc on sait que tout cela n'augure rien de très jovial. L'Histoire s'immiscera elle aussi dans ces questionnements lorsqu'un général se suicidera, suite à la mort de l'empereur, faisant ainsi germer de bien funestes idées liées à l'honneur et à l'intégrité. Mais de toutes ces questions découleront des flashbacks très bien articulés, qui illustreront habilement l'histoire personnelle de Nobuchi faite d'amour(s) et d'amitié(s). Un amour qui brûle et qui consume, autant que les amitiés contrariées, pour le meilleur (parfois) comme pour le pire (souvent).
[Avis brut #66]