Le pays du silence et de l'obscurité, documentaire de Werner Herzog sur les sourds-aveugles.
J'ai tendance à le voir comme un paradoxe : plus le handicap devient le sujet principal du film, plus on conditionne le regard à s'organiser lourdement autour du handicap, aussi bienveillant et compréhensif devient ce regard.
Raconter des histoires qui font du handicap un sujet qui s'efface, pour proposer pourtant une expérience qui est conditionnée par l'existence du handicap. Voilà la difficulté !
Ouvrir la voie vers la possibilité de vivre pleinement des choses, non sur le mode de la compensation, ou du dépassement (toujours en vérité présentée comme une forme héroïque de la compensation), mais sur un mode du vécu sensible intense et complètement dépaysant.
Cette introduction péremptoire, et tout à fait discutable, me vient après le visionnage des deux documentaires de Herzog sur le handicap. Il n'y a donc pas de meilleure manière de m'expliquer que de les présenter.
AU PAYS DE L'OMBRE ET DU SILENCE
Herzog, dans Avenir handicapé, propose un documentaire politique, qui repoussent aussi loin que possible l'inévitable fiction cinématographique. Ce reportage n'est d'ailleurs disponible que dans les suppléments de l'autre documentaire : Le pays du silence et de l'obscurité. On ne reconnaît pas dans Avenir handicapé la touche de Werner Herzog, dont les documentaires, habituellement, jouent toujours avec les limites de la fiction, ou du moins de la mise en scène un poil sournoise.
En effet, le pouvoir de Werner herzog est de toujours entrer en interaction émotionnelle avec son sujet documentaire, à un point qui nous plonge toujours dans une intense expérience artistique et sensorielle.
Dans Le pays du silence et de l'obscurité, Werner Herzog ne propose bientôt plus une expérience du handicap, mais une expérience unique du sensible. Pour retranscrire aussi pleinement que possible l'intensité de vivre sourd-aveugle, il commence par laisser l'autre prendre le temps de décrire son monde bizarre (tous les mondes sont bizarres...) : les souvenirs visuels incongrus, les bourdonnements permanents, les tâches de couleur, l'angoisse même, et la sensibilité, voire la jouissance, d'explorer le monde par le toucher. Un monde fait de surprises, d'apparitions fugaces (ce qui est touché) : il y a une très belle métaphore du lac qui bouillone, sous la chute des deux fleuves de la cécité et de la surdité, dont les grosses ondes qui traversent le lac parfois traduisent les ondes de l'angoisse. Terrible image, mais en même temps terriblement baroque... le pays de l'ombre et du silence en deviendrait presque envoutant... et parfois cauchemardesque, il faut l'avouer... et c'est tout le décor qui semble se transformer : le linge qui pend dans le vent, un cactus, une douche... On se fascine pour un monde qui, dans un registre quasi-fantastique, semble préexister au handicap.
C'est ironiquement ce que fait ce documentaire : proposer un nouvel univers, qui ne s'inscrit pas comme une version limitée de l'univers commun.
D'ailleurs dans ce reportage Herzog se permet pas mal de libertés... il écrit de faux témoignages, rajoute de la musique pour relever certaines scènes... le lieu du handicap devient le lieu d'une expérience du réalisateur lui-même. Le réalisateur investit ses propres souvenirs dans la voix d'une femme sourde aveugle, car il considère n'avoir jamais connu pareil timbre. Comme le dit un monsieur dans les bonus : "un timbre si régulier et fluet qu'il semble venir d'ailleurs".
Herzog ira jusqu'à tester les limites de notre empathie (non au sens de pitié ou de compassion, simplement au sens de partager le monde de l'autre) en nous présentant un personnage de 22 ans sourd et aveugle depuis sa naissance, et pour qui rien n'a été fait pour le sortir de sa solitude. Une scène insoutenable mais qui nous pousse, pour notre propre confort mental, à sortir de l'intense empathie dans laquelle nous étions rentrée jusque-là.
Il est dur parfois de rentrer dans le monde de l'autre, même quand on nous y invite comme il faut, et qu'on en ressent le désir.