Le cow-boy qui découvrit la barbe à papa
Pour le théoricien Alain Bergala, Le Petit fugitif constituerait, avec Monika de Bergman, le « chaînon manquant » de la modernité cinématographique, reliant le néo-réalisme italien à la Nouvelle Vague française. Anticipant avec six ans d’avance la révolution cassavetienne d’un cinéma intégralement affranchi du système, un couple de photographes, Morris Engel et Ruth Orkin, mettent au point une caméra 35mm portative (permettant de filmer sans être vu et que Godard cherchera par la suite à se procurer) et décident, sans production préalable, de se lancer dans le tournage d'un film en décors naturels, avec une équipe réduite à l’essentiel. Si un certain nombre de films taxés de « grand pas en avant pour le cinéma » paraisse aujourd’hui quelque peu désuet, force est de constater que ce petit bijou fait toujours son effet.
Filmé littéralement à hauteur de son personnage miniature, Joey, ce métrage constitue une proposition esthétique en tout point singulière: qu’ils se retrouvent à contre-jour, de dos, la tête tranchée par les bords du cadre, ou réservés aux plus fugaces apparitions, les adultes et leur univers sont réduits à l’état de pure figuration, telle une rumeur lointaine pour le petit garçon. Il faut dire que les gens qui l'entourent ne prêtent pas non plus beaucoup d'attention à lui. Ainsi, la scission entre le monde des adultes et celui de l’enfant est inscrite dans la forme même du film.
L’impression d’authenticité qui émane des images, née d’un cadre particulièrement souple privilégiant épure et sincérité, n’exclut pas la minutie des cadrages et des compositions. Dans les pas d'un personnage qui cherche à se frayer un chemin dans un terrain de jeu trop grand pour lui, Engel et Orkin élaborent un travail esthétique de haute tenue, caractérisé par une poétique de l’espace très pointue, aux accents ludiques bienvenue (à l’instar du petit garçon sur la plage, le spectateur scrute les moindres recoins du cadre à la recherche de bouteilles consignées). Le film sidère aussi par la perfection de son noir et blanc, qui donne lieue à des séquences plastiquement exceptionnelles (notamment quand Joey, réfugié sous le ponton, observe les ombres des passants à travers les planches et s’amuse à suivre les raies de lumière qui se projettent sur le sable). Ses arguments stylistiques ne font néanmoins pas oublier que Le Petit fugitif dépasse la simple fiction: son tournage "clandestin" en fait un document historique indéniable sur une époque (les 50's), une culture (l'Amérique friande de consommation et de jeux, la réalité des quartiers populaires), et un lieu (Coney Island).
Par-delà sa facture de petit film tourné en-dehors de toute norme reconnue, le film d’Engel et Orkin surprend par sa liberté narrative, un peu comme si les conditions de tournage avaient contaminé l’histoire elle-même. Eminemment moderne, la narration, élastique, toute en rimes et digressions, aiguille le récit sur une succession de micro-événements (goûter une barbe à papa, renverser des boîtes de conserve, se payer un tour de poney, transporter un verre d’eau) qui sont autant de nouveaux liens tissés avec le monde et d’expérience acquise pour le garçon, réactivant en nous ce souvenir de toutes les premières fois, subtile alchimie de fascination, de plaisir et de crainte. Le Petit fugitif ne subjugue jamais autant que lorsqu’il s’attache à tous ces menus détails, faits d'insouciance et de maladresse, qui constituent la matière même de l’enfance : il suffit d'un regard qui scrute avidement une barbe à papa, d'une manière barbare d’engloutir pastèque et bouteille de coca, d'une expression teintée de désespoir et de peur après avoir renversé un verre d'eau destiné à quelqu'un d'autre, ou encore d'une tentative vaine mais énergique de frapper des balles avec une batte de base-ball plus grande que soi, pour emporter l'adhésion. Engel et Orkin privilégie la capture d'instants de vérité plutôt qu'un scénario solidement charpenté, et c'est tant mieux. Ils posent les bases d'une narration, générant par-là même avec talent une véritable tension dramatique (que va-t-il arriver à Joey, qui prend la fuite et se retrouve seul dans cette fête foraine? Son frère va-t-il le retrouver?), et laissent ensuite à leur interprète principal (Richie Andrusco, confondant de naturel) et au hasard du tournage à la volée le soin de faire surgir la beauté. C'est un fait: au-delà de son canevas principiel, Le Petit fugitif est, avant la lettre, un film d’errance.
Le film aspire également à une modernité manifeste dans les thèmes qu'il charrie. Parce qu'au fond, de quoi parle Le Petit fugitif? D'un enfant de sept ans qui, croyant avoir tué son frère, prend la fuite et se réfugie dans une fête foraine. Plongé dans un univers auquel il doit s'adapter, succombant à une spirale de consommation effrénée, de plaisir du jeu et d'amusement, puis d'effort, il en oublie assez vite les événements qui l'ont conduit à cet endroit (même s'il reste sur ses gardes quant à l'éventuelle présence de policiers qui pourraient l'arrêter). Mine de rien, ce qu'Engel et Orkin donne à voir, c'est la capacité de refoulement de l'être humain face aux fautes qu'il a (ou qu'il croit avoir, ce qui revient au même) commises, cette sorte d'amnésie (du moins en apparence) vis-à-vis des terreurs du passé, qui est celle de bon nombre de personnages du cinéma moderne.
Si Le Petit fugitif fait figure d’ovni dans le paysage cinématographique américain de l’époque, aussi bien par ses conditions de tournage que sa souplesse narrative, il n’en reste pas moins rattaché à des genres typiques par sa réappropriation de motifs, détournés (l'enfant qui prend la fuite et se croit recherché par la police - en tribut au film noir - ou encore l’accoutrement du personnage et les multiples références, tels qu'affiches, accessoires, ou série télévisée, en clin d’œil au western) ou pas (la structure du film à suspense, qui consiste à retrouver l’enfant avant l’arrivée de la mère).
L'issue en happy-end renoue également avec toute une tradition du cinéma hollywoodien. Et ce récit de l'apprentissage solitaire de muer en expérience du partage : dans le plan d'ouverture, même le grand frère, par son comportement de rejet, était exclu de l'univers de Joey, la tête coupée par les bords du cadre; à la fin, il le réintègre par l'intermédiaire de ce beau secret qui, désormais, les lie à jamais.