J'ai écrit ce texte dans le cadre d'un cours sur le cinéma et la mémoire; il s'agit d'une comparaison entre le Pianiste de Polanski et La vie des Autres de Donnersmarck.
Le cinéma, à la fois comme objet et comme source du travail de l’historien, a grandement participé au renouveau historiographique des années 60 et 70. La troisième génération de l’école des Annales s’éloigne à ce moment d’une histoire économique et démographique, avec une approche culturelle et ethnographique. Selon Marc Ferro, le cinéma est un instrument de connaissance de l’histoire des sociétés qui livre un témoignage au même titre que les sources traditionnelles, écrites, dominant alors largement le champ historiographique. Il est un agent, et un produit de l’Histoire, qui ne saurait être dissocié des cultures qui le sécrètent et des publics auxquels il est destiné. Le film historique se pare ainsi d’un certain discours mémoriel, en tant que représentation d'événements et de sociétés du passé; ce qui en fait un également un témoignage de la société dans laquelle il est produit. J’ai choisi de comparer Le Pianiste de Roman Polanski et Das Leben der Anderen (La vie des autres) de Florian Henckel von Donnersmarck car ils sont le fruit, dans des contextes différents, de deux approches mémorielles opposées.
Le Pianiste, Palme d’Or du Festival de Cannes 2002, prend le parti d’évoquer la Shoah sans montrer les camps de concentration, mais à travers le regard d’un pianiste de génie tentant de survivre dans un ghetto de Varsovie déserté. C’est une approche objective, basée sur le livre-témoignage de Wladislaw Szpilman. Il y a une véritable entreprise de reconstitution, sans dramatisation, sans exagération; le réalisateur ne veut pas montrer une histoire manichéenne de “héros” contre “bourreaux”, seulement celle d’un homme qui essaie de survivre, et qui se raccroche à ce qu’il reste d’humanité -symbolisée par la musique. Les personnages principaux ont d’ailleurs tous un rôle passif, ils sont réduits à un état de spectateur face à la brutalité des événements, comme le montre la scène où Wladek regarde désespérément ses congénères juifs danser sous l’ordre de deux soldats allemands. Polanski filme également des juifs qui collaborent -Wladyslaw Szpilman a lui-même été accusé d’avoir fait partie de la police juive par la chanteuse polonaise Wiera Gran- et des allemands compatissants, le pianiste étant nourri et habillé par l’officier mélomane Wilm Hosenfeld dans les dernières heures de la guerre. Cette volonté de montrer à l’écran la multi-dimensionnalité de l’âme humaine et la résistance de l’amour, de la beauté face à l’horreur de l’Holocauste contraste avec la démarche de von Donnersmarck.
La vie des autres, qui a gagné l’oscar du meilleur film en langue étrangère en 2006, construit un propos mémoriel beaucoup plus politisé puisqu’il transmet une histoire négative de l’Allemagne de l’est. En prenant le point de vue d’un capitaine de la Stasi, le réalisateur met en scène la police politique sous un angle très caricatural. Le complot et la corruption sont des thèmes centraux, Gerd Wiesler étant chargé d’enquêter sur un dramaturge uniquement parce que le ministre de la Culture est amoureux de la femme de celui-ci et qu’il cherche ainsi à le compromettre pour l’éliminer. L’inhumanité également, à contrario du Pianiste; lors de la scène d’ouverture nous découvrons un personnage principal sadique, et qui se complait visiblement dans la torture qu’il inflige à ses victimes, lorsqu’il fait écouter avec fierté une transmission audio d’un de ses interrogatoires à ses élèves. C’est une Allemagne où la Stasi est omniprésente, et où la surveillance est excessive (comme le montre la scène de l’installation des micros dans l'appartement), que décrit von Donnersmarck.
Il oppose à cette police politique liberticide le bonheur du couple sur lequel Wiesler est chargé d’enquêter; un couple d’artistes fantasmé et libre, anti-RDA, qui représente le système mis en place après la chute du mur. Le but du film est clairement de glorifier ce changement -assimilé à une évasion de la prison- et de diaboliser l’Etat est-allemand, plus que de montrer la société est-allemande comme elle l’était vraiment.
L’histoire personnelle des deux réalisateurs et la société dans laquelle ils évoluent permet de mieux comprendre leurs antagonismes dans l’approche mémorielle. Roman Polanski parle de quelque chose qu’il a vécu et qui a durement touché sa famille; ses parents et sa soeur ont été déportés, bien que seule sa mère fut exterminée. Lui-même âgé de 6 ans lors de l’invasion de la Pologne, il fut contraint de mener une vie de vagabond dans Cracovie. Il ne dut sa survie qu’à la bonté de quelques personnes -celle d’officiers allemands par exemple qui le trouvant errant dans la rue lui offraient un casse-croûte. Il est facile de repérer l’écho de sa propre enfance dans Le Pianiste, alors qu’il aborde particulièrement les thèmes de la survie et de l’humanité, ainsi que celui de la résistance à l’horreur par l’art -pendant l’occupation, Polanski s’occupait à filmer avec un ami vagabond qui avait trouvé une caméra. Pourtant, cette histoire personnelle correspond à une mémoire plus générale de la Shoah; c’est également le thème du roman Être sans destin d’Imre Kertész, dans lequel un enfant juif de quinze ans enfermé confronté à la Shoah s’invente une vie alternative pour résister à l’horreur, pour “survivre” et sauvegarder le peu d’humanité qu’il lui reste.
Von Donnersmarck n’a lui jamais connu ce dont il parle. Issu d’une grande famille aristocratique ouest-allemande, il a grandi entre New York, Bruxelles, Francfort et Berlin-ouest. Il a été bercé par une vision occidentale anti-communiste de la RDA, et un sentiment d’antipathie très fort envers ceux qui avaient divisé l’Allemagne, qui l’avaient affaiblie. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans son film une approche mémorielle très engagée, marquée du sceau de la dénonciation. De plus, La vie des autres est réalisé dans une période où le sujet principal en Allemagne est l’ouverture des archives de la Stasi; l’heure est alors au jugement des personnes ayant collaboré avec la police politique, notamment en ce qui concerne les politiciens et les artistes. Seuls quelques cas sont véritablement médiatisés, notamment ceux qui concernent les dénonciations de conjoints. Le débat public participe alors à occulter une grande partie des différentes mémoires de la RDA, par exemple le cas des personnes les plus âgées qui pouvaient y trouver un certain ordre, qui avaient vécues l’essentiel de leur vie dans un système désormais écroulé et dont il sont nostalgiques (sujet abordé dans Good bye, Lénine !). Le film de Donnersmarck contribue à instaurer une mémoire dominante de la RDA qui n’est pas forcément représentative de ce que fut société est-allemande.
Malgré tout, les deux films se rejoignent dans leur approche cinématographique; celle d’une immersion complète à travers le point de vue d’un personnage, avec une volonté presque claustrophobique de filmer l’intérieur. Cette approche est particulièrement visible dans Le Pianiste, von Donnersmarck ne possédant pas forcément une expression visuelle propre à lui-même et cohérente tout le long du film. Polanski, lui, filme constamment à hauteur de personnage avec de nombreux plan-séquences pour “enfermer” le spectateur, ce qui traduit finalement sa volonté de représenter des personnages et une temporalité réelle, comme un témoignage.