N’ayant pas revu ce film depuis une éternité, je peux dire que ce fut une totale redécouverte. Durant la première moitié une véritable déception. Je m’attendais certainement à être surpris (la surprise viendra plus tard). La déception est venue du bras de fer psychologique qui oppose dans cette première partie (soit plus d’une heure) le colonel anglais à son homologue japonais. Je n’y ai vu qu’un manichéisme banalement hérité des films de propagande tournés à l’époque où le récit se déroule, assumant sans gêne de présenter les japonais comme une bande d’abrutis et de barbares, et réservant les attributs du courage et de la civilisation aux seuls britanniques. La faute sans doute à l’histoire originale ou aux conflits autour du scénario. Cette déception a duré jusqu’à l’évasion de Shears et son arrivée dans la base anglaise. Ce n’est qu’à partir de la formation du commando et son départ pour la destruction du pont (soit la 2e moitié) que j’ai vu le film d’un autre œil.

En fait à ce moment il s’agit réellement d’un autre film, puisque le bras de fer s’est conclu par la victoire du colonel Nicholson. Désormais les rapports entre les 2 hommes sont complètement différents. Saïto a totalement renoncé à exercer la force, et Nicholson ayant obtenu ce qu’il voulait, il épouse exactement comme il l’aurait fait sur son propre terrain et pour son propre camp la cause de la construction du pont. Et là évidemment c’est bien plus intéressant, même si Lean ne s'attarde pas tellement sur l’ambiguïté de la situation (il se réserve en fait pour la suite). Car la seconde moitié est centrée sur le commando, on suit Shears et sa troupe (accompagnée de quelques jeunes paysannes excessivement jolies) traverser la jungle pour atteindre le pont. C’est absolument magnifique, depuis le parachutage jusqu’à l’arrivée et aux préparatifs de sabotage. Avec un petit côté westernien dans le traitement, et le tout magistralement filmé. Holden est à son avantage, la relation avec Jack Hawkins fait écho à celle à peine ébauchée avec Alec Guinness. Lean prépare le terrain (mais il le fait depuis le début) au moment le plus important du film, le dénouement.

Car ce dénouement, peut-être un des plus forts de l’histoire du cinéma, permet à tous les fils jusqu’alors tissés de se rejoindre, et au film de trouver sa raison d’être. Il en achève la construction sur l’image bien connue de l’explosion du pont et surtout celle, fabuleuse, de Guinness réalisant au dernier moment toute la réalité occultée (allant au bout de cette idéologie de supériorité qui l’anime, il s’est aveuglé au point de passer du côté de l’ennemi). Cette seule image parvient à compléter tous les manques et à répondre à tout ce qui avait été quasiment mis de côté auparavant. Elle est d’une telle force qu’il est impossible d’y rester indifférent (on comprend, si on aime un peu le cinéma, que seuls les plus grands sont capables de faire ça).

Inutile de dire que la fin a totalement comblé ma frustration du début. J’ai été bluffé comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Tout ce qui m’avait paru faible dans la 1ère partie m’a même paru trouver une justification. Je reste persuadé que le film aurait pu être facilement sinon un navet, du moins un film sans intérêt si Lean n’avait pas été le repêcher comme il l’a fait (http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Pont_de_la_rivi%C3%A8re_Kwa%C3%AF_%28film%29#Sc.C3.A9nario). Je ne connais pas la valeur du roman mais je l’imagine en tout point conforme à mon impression de la 1ère partie, hypothèse à confirmer. En tout cas c’est un 2e Lean qui naît avec ce film, on comprend aussi qu’au-delà du succès commercial il lui aura été impossible, après une telle réussite personnelle, de ne pas vouloir placer la barre encore plus haut.
Artobal
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le 5 sept. 2013

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Artobal

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