Un tube de 1914 sifflé dans la jungle Birmane de 1943 ça vous impose un film aussi sec… Ce n’est rien de dire que la Colonel Bogey March a marqué au fer rouge de son air entêtant le souvenir que chacun peut avoir du Pont de la rivière Kwaï…
Ce bataillon britannique qui marche au pas dans l’enfer vert pour se rendre à un camp de prisonniers et aux Japonais pose d’emblée les enjeux du choc des civilisations qui va suivre. D’un côté un respect absolutiste de la discipline et des règles du jeu, de l’autre une même rigidité mais aussi des divergences sur le code d’honneur et le mépris dû aux vaincus. Au milieu, un ricain perdu, individualiste et prêt à tout pour sauver sa peau.
Les films de camps de prisonniers ont toujours eu le double charme des films de prison et des films de guerre, nous en avons ici un des plus beaux fleurons et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il assume avec une grande efficacité toutes les obligations du genre. Avec ça, c’est toujours sympa deux logiques qui s’affrontent dans la même absurdité, surtout quand elles sont interprétées par des acteurs de cette envergure.
Impossible d’oublier Alec Guiness dans le rôle du colonel Nicholson… Avec son interprétation très justement oscarisée, il impose à jamais l’image du très british officier fidèle à ses principes et à sa vison de la civilisation face à la barbarie.
La barbarie en question, qui n’est autre qu’une civilisation différente et plus subtile qu’il n’y paraît, c’est Sessue Hayakawa qui l’incarne, en tant que mémorable colonel Saïto, le chef du camp qui doit tout faire pour construire un pont au dessus de la rivière Kwaï avant date fixe sous peine de devoir tâter du seppuku… Sessue Hayakawa, ce n’est pas n’importe qui, rappelons-le pour les plus jeunes d’entre nous. Sessue, c’est le nippon-lover de l’entre-deux-guerres, le Japonais le plus célèbre de son temps à l’international, le Toshiro Mifune des années vingt en quelque sorte… Révélé au monde par Forfaiture de Cecil B. DeMille il jouera les bridés de service avec la dernière élégance pendant les décennies qui vont suivre jusqu’à ce personnage ambigu qui reste le seul souvenir qu’un grand public oublieux a gardé de lui.
Pour le ricain de l’histoire, amateur de jolies donzelles et du dernier confort, tire-au-flanc sans vergogne et poissard de grande envergure, William Holden est là pour rassurer les investisseurs, après tout, nous sommes dans une très grosse co-production anglo-américaine, ce sont les débuts de David Lean dans ce genre de film, il n’en a pas encore fait sa spécialité et est plus célèbre alors pour ses films intimistes chez les britons.
Enfant, j’étais déjà un grand admirateur de ce film que j’ai dû voir une bonne dizaine de fois alors, et Holden m’énervait. Mon idéalisme n’acceptait guère ce rustre parvenu cynique qui n’avait rien du héros habituel, malgré sa mâchoire carrée tout droit sortie d’un Buck Danny. D’ailleurs, pour être honnête, son personnage s’estompait assez vite dans ma mémoire, je n’avais d’yeux que pour Alec et Sessue, et pour moi, le film se résumait à ces deux personnages, avec le pont en fond d’écran.
En fait, William Holden est très bien là-dedans, faut dire aussi que j’ai appris à l’apprécier ailleurs entre temps. Ce ne fut pas facile, mais j’ai toujours eu un faible pour les larges épaules un peu voûtées, et puis il porte vraiment le pagne comme personne…
Les histoires s’équilibrent parfaitement, le film écoule ses deux heures quarante sans le moindre ennui, faut dire que les cadrages, la photographie et les décors sont superbes, ça aide pas mal, et l’histoire est suffisamment palpitante pour tenir largement la durée.
Bien entendu, à une époque où les spectateurs allaient voir autre chose que des loups-garous-vampires et des types masqués en collants moulants, le film connut un succès prodigieux. Pour vous donner une idée, faut imaginer un succès comparable aux Etats-Unis à Men In Black ou Transformers et supérieur en proportion à Intouchables de par chez nous…
Si vous rajoutez à ça une pluie d’Oscars et de récompenses internationales, vous comprendrez pourquoi David Lean a adopté définitivement ce nouveau registre et est devenu presque un sous-genre à lui tout seul du film épique.
Du coup, trop de succès aidant, il y a gagné plein de détracteurs nouveaux que je vous conseille de balayer d’un geste large et dédaigneux, parce que du grand spectacle de cette qualité-là, vous n’en trouverez pas beaucoup à cette époque et plus du tout à présent.