Le cinéma de Christopher Nolan comporte plusieurs invariants. Parmi eux, deux au moins concourent à quadriller Le Prestige : d'abord la perte d'un être cher, véritable incubateur d'une « rivalité professionnelle », et surtout personnelle, qui oppose deux magiciens en état de rupture ; ensuite la narration déstructurée, formée de bonds temporels renvoyant sans cesse le spectateur d'un bout à l'autre de l'intrigue, entre les coulisses parfois abjectes de la prestidigitation londonienne et une prison moribonde de l'Angleterre victorienne. Comme souvent chez Christopher Nolan, le regard du public semble imperceptiblement imprimé sur la pellicule : Memento emploie l'amnésie de Leonard Shelby pour confondre les points de vue du héros et du spectateur, Inception fait grand étalage de rêves enchevêtrés et Le Prestige prend quant à lui appui sur les trois actes de la magie décrit dès l'ouverture par l'ingénieur qu'interprète Michael Caine. À la manière des prestidigitateurs qu'il met en scène, Christopher Nolan rationne l'information, exploite son asymétrie et place le public dans une position de leurre semblable à celle d'un badaud assistant à un tour. On observe un état final, un dénouement – ici le prestige, là l'emprisonnement d'un illusionniste –, sans rien savoir du cheminement qui l'a rendu possible. La mystification dont se réclament les magiciens constitue alors une forme d'écho à l'endroit du cinéma, qui peut être vu comme un spectacle destiné à émerveiller et à surprendre, a fortiori dans le cas de Christopher Nolan, dont l'art de la torsion narrative et factuelle fut porté à incandescence dès Memento.
Le Prestige s'apparente en fait à un immense marché ouvert où s'écoulent à chaque étal autant d'allusions que d'illusions. Allusions multiples à la dualité des hommes, incapables de choisir entre un travail cannibalisant, des « obsessions » tenaces et une vie de famille chronophage, quand ils ne se rendent pas simplement coupables de duplicité identitaire... Illusions mouvantes dans les tours de magie, en amour, dans le chef d'un prestidigitateur feignant nuit et jour une infirmité ou lorsqu'une taupe est censée s'insinuer dans votre tanière afin de subtiliser des secrets de fabrication. Au coeur de ce grand marché pulse une rivalité perverse entre deux magiciens ayant autrefois collaboré, avant de se séparer en raison de la mort accidentelle d'une assistante à laquelle l'un d'eux était marié. C'est ici précisément que les actes de vengeance vont s'entrecroiser, que « des choses horribles » vont advenir, annoncées en ces termes par l'ingénieur qui a longtemps côtoyé les deux hommes : « Les obsessions, ce sont des jeux pour les gens de votre âge... » Le Prestige offre ainsi à voir un remarquable duel d'acteurs – Hugh Jackman et Christian Bale, avec le concours épisodique de Scarlett Johansson –, ainsi qu'une intrusion intéressante, tout sauf féérique, dans le milieu clos et méconnu de la magie, naturellement propice à toutes les mises en abîme. On alterne de fait les trucages de la scène et ceux de l'intrigue, le prestige des illusionnistes et celui de la réalisation, le tout dans une logique où le chemin (la fabrication, la narration) est sciemment préféré à la destination (l'accomplissement, la conclusion).
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