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A la fin des années 50 démarre une période d’expérimentation dans le cinéma américain, las de ses codes usés jusqu’à l’os et désireux de proposer de la nouveauté. Ce mouvement, le Hollywood Breakdown, se termine à la fin des années 60, et réunit une palanquée de films hétéroclites de tous genres ayant pour trait commun de mettre à mal le “American way of life” jusqu’alors intouchable. Cette courte phase sera supplantée par l’arrivée du Nouvel Hollywood, mais aura permis de trouver des œuvres marquantes et diverses telles que Psycho, Lolita, Targets, Planet of the Apes, ou le film qui nous intéresse ici : The Pawnbroker.


Sidney Lumet nous propose de suivre Sol Nazerman (Rod Steiger, captivant), un rescapé des camps de la mort vivant désormais à Harlem. Il tient un magasin de prêteur sur gage dans le quartier mal famé, et vit une existence volontairement recluse, marquée par les horreurs dont il a été témoin. Son syndrome post traumatique se traduit par une culpabilité du survivant, se sentant traître de n’avoir pas péri comme tant d’autres sur un simple coup de chance (cf Le Pianiste). Sol est d’entrée de jeu montré comme blasé, détaché d’un monde jugé superficiel, lors d’une scène introductive dans le jardin de sa belle famille où les enfants se crêpent le chignon pour des broutilles tandis que les parents envisagent des vacances dans une Europe dont il ne veut plus entendre parler. Il est froid, amer, et désabusé.


Son passé le poursuit où qu’il aille : là une vitrine avec un amoncellement de chaussures, ici un métro bondé à la lumière hasardeuse, dans sa boutique des murs de grillage l’encageant. Les images du camp sont rares, apparaissant le plus souvent par des inserts presque subliminaux, mais sont suffisamment bien cadrées pour qu’elles s’impriment sur la rétine du spectateur, s'immisçant dans la psyché dévastée du personnage. Quincy Jones livre une partition lancinante, nous faisant vivre l’apathie du rescapé, alors que l’on se balade dans des décors du quotidien nullement magnifiés et jusqu’alors rarement filmés.


Peu importe la gueule du client de sa boutique, que ce soit un paumé là pour taper la causette et créer un lien social, des miséreux au bout du rouleau cherchant à grappiller un kopec, ou des loubards venant écouler la marchandise tombée du camion, le ton sera toujours le même. Celui d’un homme qui ne veut rien avoir à faire avec la société dans laquelle il vit, avec l’humanité toute entière. Pourtant certains lui tendront la main, comme cette innocente bourgeoise essayant de le faire s’ouvrir, ou son apprenti qu’il traite comme un chien et à qui il fera comprendre qu’il en a marre de l’héritage lourd de l’image du juif en résumant l’histoire de son peuple en une minute avec tous les clichés qui vont bien. “Money is the whole thing” assène-t-il d’un ton sec. Il n’y a plus rien d’autre.


Il faudra finalement un électrochoc, un dur rappel de la réalité, pour que Sol ressente quelque chose. Car s’il pensait avoir laissé le mal en Europe, c’est à cause des œillères qu’il s’était fixées. Mais quand Rodriguez, parrain local, lui fera comprendre qu’il est lui même un engrenage dans les mécanismes de l’horreur, présente à Harlem sous les atours de maquereaux, de violeurs et autres braqueurs, quand une prostituée en détresse implore son aide, et quand un flingue lui est posé sur la tempe, alors Sol ressent. De la peur. Une peur qui lui donne un nouveau goût pour la vie. Une peur qu’il ne ressent pas que pour lui, mais par empathie pour la jeune dénudée (le film ayant obtenu une autorisation exceptionnelle par la commission de censure du Code Hays du fait du sujet traité, et qui fera date dans la jurisprudence, amenant sa pierre à l’inéluctable abrogation dudit code). Il est à nouveau humain, ses stigmates ne sont plus refoulés, et il peut désormais cesser d’être juste un type qui fait son boulot au détriment d’autrui.


Lumet frappe fort, avec un film tricéphale. Car de l'œuvre sur la Shoah découle un drame social sur le Mal, fruit à la fois de l’action des bourreaux et de l’inaction des témoins, et un film de braquage. Une œuvre étouffante qui sait laisser poindre la lumière alors que la casserole dépressive commence à déborder, qui frappe fort et juste, et qui marque tant par son imagerie que par sa portée intellectuelle.

Créée

le 15 avr. 2024

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Frakkazak

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