Le cinéma américain délaisse volontiers la dénonciation, l'utopie et les élans humanitaires. Il délimite et nuance soigneusement son discours, surveille ses arrières, affiche un relativisme prudent. Il se plaît à décrire des pros aguerris, des survivants, des rescapés. Plus pragmatique que polémique, il fétichise le témoignage, s'appuie sur la biographie, se barde de références à l'Histoire. Il ne recule pas devant la banalité, estimant qu'une vérité partielle est toujours préférable à un beau mensonge. Et l’une de ses grandes forces consiste à dessiner fermement des blasons d’identité nationale à l’intérieur de la fiction. Sidney Lumet appartient de plein droit à cette mouvance, dont il est à bien des égards l'un des précurseurs. Pendant un demi-siècle, il s'est assigné un rôle d'explorateur de la réalité urbaine, s'attachant à en décrire méthodiquement les particularités, les déséquilibres, l'hétérogénéité. Il y a dans sa démarche une constance, une application, un sérieux qui méritent la plus grande estime, et qui ont formidablement rempli leurs fonctions dans des périodes souvent marquées par le doute, le reflux et le désir de révision. Son œuvre élabore un dossier vivant, perpétuellement retouché, objectif et détaillé de la mégalopole. Critique, vigilant, volontiers répétitif, il parcourt les lignes de faille de l'édifice social, expose ses zones de moindre résistance, ses points névralgiques. Il additionne, juxtapose et recoupe les faits de la chronique collective, trop fasciné de pouvoir observer pour s'arroger le droit de juger. Ici, s’il reconnaît volontiers la corruption qui sévit dans la police, il ne témoigne de virulence qu’envers les hommes de loi puritains qui, hantés par l'idée du mal, n'hésitent pas à briser des vies pourvu que leur croisade se poursuive. Ce qu'il dénonce, c'est la propension un peu trop vive de ses concitoyens à rallumer les feux de l'inquisition.


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Pour Lumet, la restauration de l’ordre quotidien, dans sa trompeuse inertie, est une tâche impossible. Le Prince de New York ne montre pas des conduites marginales mais une forme d'action légale, organisée pour quadriller et délimiter la marginalité, étouffer ce qu'il y a de disruptif et d'irrationnel dans la société. Avec soixante-dix autres policiers triés sur le volet, Danny Ciello représente la fine fleur de cette discrète armée d’intervention. Leur mission : décapiter la mafia de la drogue. Pas de comptes à rendre à aucun supérieur. Un seul but : livrer des coupables, par tous les moyens possibles. Il subsiste chez ce purificateur certains idéaux réformistes que l'immersion quotidienne dans la fange urbaine va exaspérer ou corroder. Danny refuse le rôle de victime expiatoire. S'il sert la police des polices, ce n'est pas au nom de la morale mais du principe de survie. Il cherche à s'extraire de la pourriture ambiante et s'enfonce dans un processus d'autodestruction sans rémission. Sa décision, arrachée au terme d'une longue et pénible confrontation, reflète une part de rancœur, la volonté d'en remontrer à ces fonctionnaires qui le sollicitent et sont d’une classe supérieure. Car Ciello revendique farouchement son appartenance à la base, qui est pourtant sa honte et l'origine de ses maux. Il a les mains sales, et c'est au nom de cette souillure qu'il accepte de se salir encore plus, de se rendre "utile" en trahissant les commandements tacites de son activité. Sa conduite éclaire par pans successifs tout un système fondé sur le chantage, les concussions, les pots de vin, le troc d'informations. Il se sert d'autant plus efficacement de ses indicateurs qu'il satisfait leurs goûts et leur laisse les coudées franches. Il élabore au jour le jour son propre code de conduite, fondé sur le principe de rentabilité, à charge pour lui de ne pas confondre "contacts privilégiés" et complicité objective.


L’exercice est complexe, le piège mortel. Pour maîtriser les trafiquants et recenser les corrupteurs, il faut savoir se dédoubler. Être des deux côtés de la barrière, sauter de plus en plus souvent la frontière. Une séquence suffit à Lumet pour faire sentir les liens ambigus qui attachent Ciello à l'univers de la came : l'appel en pleine nuit de l'un de ses indics en manque le fait accourir. Ensemble, ils sillonnent la ville à la recherche de dope. Le policier donne même, sous la pluie battante, la chasse à un pauvre diable, porteur de quelques grammes de poudre. Ivre de rage d'avoir eu à tant courir pour obtenir ce qu'il voulait, il tabasse sa victime puis, pris de remord, la ramène dans sa taule suintante de mal-être. Danny vit sa profession à la fois comme un sacerdoce et comme un sport dangereux. Pour pouvoir enfin se considérer comme un honnête homme, il lui faut contribuer au nettoyage de l’institution dont il fait partie. Pris en main par une commission d’enquête, il accepte de coopérer et lâche les noms de quelques poulets ripoux. Il devient un mouchard. Mais alors qu’il croyait livrer des gros bras, il ne fait que compromettre ses collègues, ses amis, ses frères. Il se voit harcelé, parfois injurié par les représentants de la loi qui veulent obtenir des aveux complets, voire sa peau. L'ancien héros du pavé new-yorkais sera finalement terrassé, et recevra ce qu'il considère inconsciemment comme le juste châtiment de ses fautes. De ce personnage trouble et troublant, Lumet fait un héros ambivalent, pétri de contradictions et de tourments. Ciello pensait tout maîtriser. Le sol se dérobe sous ses pas et la machine se retourne contre lui. Il exige de ne jamais porter de micro ? Trois scènes plus loin il en porte un, sans que rien n’explique ce qui l’a convaincu. Seulement le système est le plus fort, le transformant en un petit Watergate qui ambule, simple atome de l’énorme paranoïa américaine. À la fin, la justice semble avoir mis sur écoute toute la ville. Flic véreux, magistrats achetés, hommes politiques douteux dansent le même ballet macabre d’éthique nécrosée. Au petit jour, les vainqueurs ont bien mauvaise mine.


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Lumet montre l'usure précoce qu’engendre un jeu aussi périlleux. La solidarité professionnelle en devient plus forte et nécessaire, s'affirmant dans le rite. Les liens qui unissent les policiers sont d'ordre mystique : on se libère en se confessant, on reçoit l'absolution de ses pairs, et celui qui ne peut parler se suicide. La vie familiale, elle, se déroule dans un climat de douloureuse incompréhension, et l'une des motivations essentielles de Danny, une fois franchi le pas, est de se trouver de nouveaux interlocuteurs parmi l'élite des ambitieux juges d'instruction dont il est devenu le serviteur. Mais cette attente ne reçoit pas satisfaction : le mouton noir est destiné à rester seul, à perdre graduellement tout sens des relations avec autrui, toute notion de la vérité. Sa manière d'utiliser la pègre lui permettait, jusqu'à un certain point, de garder intacts son identité et son prestige. La façon dont il sert la justice les lui fait perdre. Il évolue en perpétuel porte-à-faux, multiplie les ruses, les erreurs, les rétablissements de dernière minute. On comptabilise ses imprudences suicidaires, et on croit avoir un temps d'avance sur lui avant de découvrir, derrière ces manipulations, d'autres manœuvres encore plus touffues et sournoises qui dévoilent un arrière-plan insoupçonné, un nouvel abîme. Tout est ici soumis au principe de répétition, avec un envasement toujours plus prononcé du protagoniste dans une réalité oppressante, avec le rétrécissement graduel et systématique de son champ d'action. Lorsque, blanchi de toutes accusations, s’étant racheté aux yeux de l’État après avoir trahi les siens, Ciello occupe le centre du cadre, il est isolé par la profondeur de champ quasi-nulle du reste du décor : prince déchu, fantomatique, quasi-transparent, que le bleu-gris de l’arrière-plan semble happer et condamner à l’absorption/désintégration. Cette austérité, jointe à un refus obstiné de l'effet spectaculaire ou de l'indignation, constitue la démarche même du film, et s'avère inséparable de la saisie nécessairement lente et patiente d'une réalité à facettes. Inséparable aussi de la peinture d'un milieu voué davantage à la tractation, à l'échange verbal qu'à l'action d'éclat. Le policier réunit des informations, constitue des relations solides avec le milieu. Il bâtit progressivement sa démonstration, à l'instar du cinéaste qui le suit à travers les méandres et les chausse-trappes.


Sur le plan de la narration, Lumet réaffirme son intérêt pour les scènes d'entrevues, filmées dans leurs moindres détails, avec un plaisir matois et communicatif : coutumes introductives, présence discrète de témoins et de gardes du corps, échanges feutrés se chargeant d'une tension soudaine, requêtes insatisfaites, propositions reçues avec méfiance, réactions indirectes, ripostes, injures... Toute une gamme de comportements verbaux variés à l'infini, saisis au prix d'un travail remarquable de casting et de direction. Transcendant de vérité, Treat Williams s’inscrit dans la lignée de ces acteurs au jeu hyperréaliste, à la Pacino, que le réalisateur a souvent dirigés : il est toujours l’épais, le violent, le fruste, et simultanément l’innocent, l’enfant qui tend au martyre. Entre le portrait psychologique et le tableau de groupe, Lumet a choisi le dernier format, qui autorise de plus longs développements, un regard plus minutieux. Son film s'offre comme une confirmation, non comme une révélation. À la tête de sa "compagnie de répertoire", le cinéaste opère à nouveau avec ses techniciens, dans le cadre de "sa" ville. Les cent vingt décors du Prince de New York manifestent ainsi la connaissance intime d'une cité parcourue de tensions endémiques. Les hôtels borgnes, les arrière-cours, les boutiques de barbiers ont une immédiateté visqueuse, marque d'une perpétuelle décomposition qui ne cesse de rogner la marge fragile entre le crime et la loi. New York devient un étrange tiers-monde pris entre violence et raffinement, entre souffrance animale et technologie, des penthouses luxueuses de Brooklyn Heights aux bas-fonds où les junkies courent leur dernier cent mètres. Au-delà, il y a ce qui assure la cohésion, la nécessité d'un point de vue : la compréhension instinctive de la trahison et de la peur comme réalités quotidiennes. Héritage peut-être du maccarthysme, qui trouve sa contrepartie dans le désir inlassable de dresser le procès-verbal d'une société malade. Mosaïque d’incidents, de lieux et de silhouettes, qui marque par sa structure éclatée et fragmentaire le triomphe d’un cinéma où le behaviourisme du regard renvoie à l’ambigüité du réel, cette œuvre riche, intègre et prenante en constitue l’une des expressions les plus achevées.


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Thaddeus
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le 28 juin 2015

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