Je ne vais pas faire durer le suspense : le film est un chef d'oeuvre, d'une beauté, d'une humanité et d'une subtilité rares. En fait, l'oeuvre de Bodrov tranche avec le pseudo-réalisme documentaire du cinéma de guerre soviétique (et l'expression n'a rien de péjoratif, j'en suis fou) où le héros russe devient le symbole de tout un peuple, renvoie par sa seule figure à celle de la collectivité. Ici, Bodrov reprend ce réalisme documentaire mais le détourne totalement. En guise de "héros", deux soldats dont on ne sait pas grand chose et qui se retrouvent otages de rebelles tchétchènes. Mais si le réalisme est de mise (et il l'est, un grand nombre de plans s'attarde sur les coutumes et les traditions religieuses de la communauté où sont détenus nos deux compères), toute trace de manichéisme est écartée. Ici, les personnages ne symbolisent pas des nations ou des notions de Bien et Mal comme ce fut le cas pour le beau cinéma lyrique de l'URSS, de Eisenstein au Requiem pour un Massacre.
En ce sens, le film se rapproche de la vision d'un Alexei Guerman, qui dès les années 70, et cela lui a valu les foudres de la censure, dans des films comme la Vérification ou Mon ami Ivan Lapchine, consacrait des perspectives individualistes où les personnages étaient saisis dans toute leur ambiguïté.
A ceci près que le cinéma de Guerman, dans une situation d'opposition à l'égard des canons du cinéma d'URSS de l'époque, se développait en référence à celui-ci, et donc avec une certaine (mais très relative) lourdeur. L'absence de manichéisme, dans un film comme la Vérification, est presque survendue par la mise en scène.
Dans le Prisonnier du Caucase, qui a encore ceci de commun avec Guerman qu'il arrive à faire vivre des personnages dans des décors minimalistes, et c'est l'une des grandes forces du film, le trait n'est jamais forcé dans l'individualité des personnages. Il y a cette évidence que l'on ne retrouve pas chez Guerman, cette évidence de l'humanité des personnages, du refus du manichéisme, du refus du patriotisme et du symbolisme, sans jamais que cela soit appuyé par la mise en scène. Celle-ci se caractérise d'ailleurs par une simplicité salvatrice, évitant tout maniérisme affecté ou inutile. Mais surtout, elle a à la fois un côté documentaire et un côté paradjanovien en ce que Bodrov cherche véritablement à s'imprégner de l'esprit culturel du lieu de tournage, des coutumes des habitants, de la manière la plus simple qui soit : filmer les prières et les coutumes sans didactisme ou orientation de la mise en scène. Tout ceci contribue à mettre à égalité soldats russes orthodoxes et rebelles tchétchènes musulmans.
C'est cette simplicité, presque austérité parfois de la réalisation, qui donne ce naturel au film, son caractère évident, renforcé par quelques piques d'humour. Et même dans les instants les plus dramatiques, Bodrov ne démord pas de sa belle ligne d'intensité : pas d'effusion de violons ou de marques théâtrales propres au tragique.
Associez cela à un talent d'écriture remarquable qui arrive à retranscrire des relations ambiguës entre les différents protagoniste, d'un bord et de l'autre, et vous obtenez un véritable chef d'oeuvre. Sans compter que Bodrov s'est entouré d'une troupe d'acteurs géniaux, qui ne versent jamais dans le cabotinage ou dans le jeu larmoyant.
Du coup, je trouve cela dommage que Bodrov ait persévéré dans une voie plus facile par la suite : celle de la grosse production, qui se conjugue, a priori, mal avec la singularité stylistique et la personnalité qu'il affirme dans ce Prisonnier du Caucase. Mais je m'y intéresserai également.