Je pense que historiquement parlant, c'est l'un des films les plus importants pour le cinéma soviétique. En effet, c'est bien le premier à sortir des canons esthétiques et narratifs imposées par le ciné propagandiste stalinien. En 1956, Staline est mort depuis trois ans et déjà le mécanisme de déstalinisation est enclenchée, Khroutchev ayant dénoncé les crimes et le culte de la personnalité du régime.

C'est à ce titre que Tchoukraï propose en 1956 donc un film qui sort parfaitement des sentiers battus. Sous Staline, le cinéma soviétique : c'est un héros soviétique qui se bat pour les opprimés et pour la gloire de la Grande Russie (Alexandre Nevski, Ivan le Terrible), et très peu de compassion et d'individualisation avec les autres personnages, cinéma politique virtuose mais froid, très froid.

La première belle piste de lecture du film, c'est de rompre avec la perspective du héros soviétique masculin puisqu'ici, notre personnage principal est une femme. Ce sera également le cas dans La Commissaire de Alexandre Askoldov qui sortira une dizaine d'années plus tard et qui subira une censure nettement plus rude.
Par ailleurs, le film a l'intelligence de transformer le postulat, nécessairement mécanique, nécessairement collectif (le titre est d'ailleurs très évocateur : un simple numéro pour désigner un individu), en mettant l'accent sur un côté très individualiste, totalement en rupture avec les canons narratifs de l'époque. Se développe donc une grande compassion et une grande empathie pour les deux protagonistes. Le film propose d'ailleurs une certaine réhabilitation du russe blanc puisque le personnage masculin est un garde blanc. Ce n'est pas encore du niveau de Rouges et Blancs de Miklos Jancso (où toute trace de manichéisme est écartée au profit d'un naturalisme historique très froid) puisque le film vante quand même l'héroïsme des bolcheviks, et présente le protagoniste masculin davantage comme un indécis que comme autre chose.

Au niveau formel, là encore, rupture. Le film évoque et préfigure déjà le beau cinéma baroque d'un Kalatozov avec ces longs plans larges, très esthétisés.

Ma réserve avec le film, c'est qu'il manque de virtuosité. On a un produit révolutionnaire, bourré d'idées mais qui ne tient pas nécessairement toutes ses promesses, et la première notamment, celle de nous faire croire en un véritable amour entre un blanc et une rouge. Le film est à ce titre très décevant, la complicité entre les personnages s'installant très rapidement et de manière peu crédible et un peu lourde. Beaucoup de poncifs et de passages un peu niaiseux.

Ces imperfections rendent le film moins beau que le chef d'oeuvre de Tchoukrai à venir, la Ballade du Soldat, moins courageux certes, mais beaucoup plus émouvant et maîtrisé.
Nwazayte
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films méconnus / oubliés que je recommande, From USSR With Love et 2013 en images

Créée

le 12 juil. 2013

Critique lue 752 fois

5 j'aime

3 commentaires

Nwazayte

Écrit par

Critique lue 752 fois

5
3

D'autres avis sur Le Quarante et unième

Le Quarante et unième
oso
8

Mauvais réflexe de rouge

A mi chemin entre le film d'aventure historique et l'histoire d'amour touchante, Le quarante et unième fait l'effet d'un direct à la mâchoire lorsqu'il se termine. Grigori Tchoukhrai joue toutes ses...

Par

le 11 août 2014

7 j'aime

4

Le Quarante et unième
Nwazayte
6

La quarante-et-unième maladresse

Je pense que historiquement parlant, c'est l'un des films les plus importants pour le cinéma soviétique. En effet, c'est bien le premier à sortir des canons esthétiques et narratifs imposées par le...

le 12 juil. 2013

5 j'aime

3

Le Quarante et unième
Morrinson
7

La rouge et le blanc, en couleurs

Il y a très peu de surprise, du point de vue du schéma narratif, pour qui a déjà vu la première adaptation de la nouvelle de Boris Lavrenev en 1927 par Yakov Protazanov. Même si ce remake de Grigori...

le 3 août 2023

3 j'aime

Du même critique

Sur le globe d'argent
Nwazayte
9

L'antre de la folie

Expérience hallucinée, hallucinante et hallucinatoire, Sur le Globe d'Argent est un film monstrueux, une oeuvre titanesque que le tournage chaotique et inachevé éloigne encore un peu plus de...

le 1 mars 2016

37 j'aime

1

Le Miroir
Nwazayte
10

Le Temps retrouvé

On ne dira jamais assez combien la démarche de Andrei Tarkovski quand il réalise le Miroir est proche de celle des écrits de Marcel Proust. Ecrivain français et cinéaste russe ont tous les deux...

le 12 juin 2014

37 j'aime

La Maison des bois
Nwazayte
10

Dans la chaleur du foyer

Il m'est très difficile d'écrire sur la Maison des Bois, même trois semaines après le visionnage. C'est rare mais ça arrive : l'oeuvre vous marque parfois durablement, laisse une trace inaltérable...

le 14 janv. 2015

33 j'aime

2