Ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer Louis Garrel.
J'étais franchement dans de bonnes dispositions au moment de regarder Le Redoutable. J'avais déjà manqué de voir le film à Cannes et la perspective de le voir en avant-première, un soir du mois d'août, en présence d'Hazanavicius et de Louis Garrel était plus que tentante. Surtout en compagnie de la crème de la crème de la cinéphilie nantaise : l'impétueuse Okrutt que toute la France nous envie avec raison, et le plus confidentiel mais non moins précieux Alifib.
J'aurais pu m'amuser à essayer de raconter la séance en mode billet d'humeur mais avec ma tendance à faire déjà trop long d'habitude, je crains d'écrire un roman sans faire exprès. J'essaierais donc de ne pas trop m'appesentir sur les échanges entre le public, Hazanavicius et Louis Garrel après la projection même si je préfère avouer tout de go que rarement une séance de questions/réponses aura modulé ma perception d'un film.
Je ne vais pas vous faire un résumé du Redoutable. Le film s'étend sur des événements des deux livres autobiographiques d'Anne Wiazemsky qui s'y place en témoin de l'époque avant tout.
Ce qu'on pourrait en craindre le plus de prime abord, c'est évidemment Louis Garrel incarnant Godard - je ne portais déjà pas tellement l'acteur dans mon coeur. Passé la consternation absolue atteinte au bout des huit premières secondes du film (un soupir de malaise d'Okrutt me servit à chronométrer), je me rends compte rétrospectivement que l'imitation s'écarte tellement volontairement du modèle que dans la perspective initiale qui est celle du film, ça en devient presque un point fort.
Louis Garrel l'expliquera très bien lui-même, en se qualifiant spontanément de "clown" pour parler de sa métamorphose en Godard, ainsi que par une petite phrase très bien sentie, comme rarement : "Arrêtez de m'appeler Jean-Luc Godard, le Jean-Luc Godard dont vous parlez ce n'est pas moi. Moi je ne suis qu'un acteur qui essaye de jouer le rôle de Jean-Luc Godard... et un acteur même pas super terrible, en plus." Drôle à la mesure où d'une part on imagine que Godard aurait pu vraiment se dissocier de cette manière - il l'a fait dans les romans, d'une autre façon - et où d'autre part on peut ne pas être très fan de Louis Garrel.
Si le métrage multiplie les dialogues à l'adresse du quatrième mur, force est de constater que le gros des tentatives peine à faire sourire. Les running gags n'aident pas non plus : Godard qui casse ses lunettes six fois, Godard qui se fait accoster par des gens qui préfèrent un de ses films d'avant La Chinoise cinq fois, ce à quoi se rajoutent des scènes ayant réellement eu lieu comme quand on se trompe sur le nom de son film trois fois au festival d'Avignon et qui paraissent aussi fictives et balourdes que le reste.
Si l'écriture met passablement mal à l'aise, la mise en scène n'est pas en reste niveau grossièreté : ça et là Hazanavicius déploie des références à la première période de Godard un peu au hasard, en les caricaturant et en les vidant de leur puissance émotionnelle d'origine. On reconnaît ainsi un pastiche maladroit d'Une Femme Mariée et la scène du cinéma de Vivre sa Vie tandis qu'à un autre moment surgissent sans raison des encarts génériques de texte ou une scène sous-titrée plus digne du Studio Bagel que de JLG. Des références sur lesquelles Louis Garrel, touchant, de son aveu, comptait pour que "ceux qui connaissent déjà et apprécient l'oeuvre de Godard puissent s'amuser et jouer avec le film", craignant une mauvaise réception de quelques gardiens du temple avertis.
Malheureusement, même en dehors de ces ratés démonstratifs d'un manque déjà criant d'inventivité, le reste de la mise en scène contient son petit lot d'effets pénibles - il y a tout de même ce plan irréel où on voit Godard hurler au ralenti, qui ne manquera pas de provoquer des arrêts cardiaques aux spectateurs les plus fragiles. Une mention spéciale tout de même pour cette digression sur l'absurdité de la nudité dans le cinéma d'auteur qui nous occasionne des nus dits "full frontal" de Louis Garrel et de Stacy Martin, pour le plaisir de tous, en deux secondes cette fois-ci (une bouffée de chaleur d'Okrutt occasionnant un micro-climat à côté de moi me servit à chronométrer là encore).
Là où finalement il faut reconnaître que Le Redoutable s'en sort assez bien, c'est sur la direction des acteurs principaux, qui correspondent bien, pour Louis, à l'aspect comique permettant un certain degré de détachement par rapport au vrai Jean-Luc Godard - celui du présent, celui des années 68-69, mais même aussi celui des livres d'Anne Wiazemsky, ce sur quoi je vais revenir - pour Stacy, à la perception qu'on se fait de l'actrice-personnage à travers la lecture de ces mêmes livres. Un décalage donc, sensible mais invisible pour celui qui n'aurait pas parcouru les romans.
On en ressort néanmoins finalement davantage avec l'image d'un Godard patibulaire, à la fois antipathique avec son entourage et à la pensée incohérente qui le mène à se prendre bêtement au piège fantasmé du dilemme entre révolution et cinéma. Un constat qui m'a pour ma part rendu plus triste qu'autre chose pour le bonhomme à cause de ce que j'estimais être la marge de réalité du Redoutable.
Ce n'est qu'en lisant les écrits d'Anne Wiazemsky dont le film est "adapté" qu'on peut évidemment prendre la mesure de l'enrobage et de la supercherie. Ce que j'ai fait après coup pour ma part.
Pas étonnant finalement que Hazanavicius - que je vais désormais appeler Michel, parce que c'est plus sympa - ait répondu à une question sur le caractère biopic de son film quelque chose comme "L'aspect biopic est entré en considération assez tard dans la conception du film". Pour confesser à demi-mot, un peu plus tard, qu'en fait c'est de la fiction parce que c'est finalement avant tout une comédie inspirée de souvenirs.
Effectivement, et comme en témoignent ses silences sur des questions à propos de la vie de Godard, de ses relations avec les cinéastes de l'époque, de tout ce qu'on retrouve finalement assez bien décrit par Anne Wiazemsky dans ses romans, Michel s'en fout complètement de Godard. Il le conçoit nettement plus comme un objet de son film - ce qui lui permet de s'en moquer aussi franchement - que comme d'un vrai sujet. Godard est avant tout un prétexte à susciter le ridicule pour faire un film, et c'est pourquoi l'accent est autant mis sur le burlesque de son interprétation.
Tous ceux qui auront été noyés par les interprétations et amalgames des médias et de la com' seules croiront alors voir un biopic agrémenté de comique, ou au moins une fidèle adaptation des livres.
Il n'en est rien. Mais Michel sait que ce flou jamais ne deviendra l'objet d'un reproche à son encontre. C'est en écoutant certaines réactions du public que j'ai compris tout le génie de sa démarche : Jean-Luc, avec son caractère de merde, son comportement autistique, son retrait de la vie publique et la non-narritivité de ses films, est facile à enfoncer dans la boue. Devant l'approbation semi-blagueuse de Michel, les gens n'ont aucun mal à qualifier Godard de misogynie, d'être un personnage antipathique, peut-être même nuisible, confortés dans l'image qu'ils se faisaient du sinistre individu par le Redoutable, ce chef d'oeuvre multi-genres.
Il aura fallu que le fils de Philippe Garrel intervienne pour être le seul à enrayer le lynchage moral, ne sauvant ainsi peut-être pas les gens de leurs a priori, mais au moins son honneur à mes yeux et ceux de quelques autres.
Car Michel lui, n'en est d'après ce que Alifib me souffle alors dans l'oreillette pas à son premier aveu sur le sujet : le cinéma de Godard, à partir de "La Chinoise" le laisse au mieux "sceptique". Mais qui ne sait pas que le pilier de la Nouvelle Vague est devenu depuis déjà un certain temps assez méconnu de la majorité et que les préconçus négatifs des gens, il les a bien cherchés le Jean-Luc ?
Pourrait-on imaginer un film humiliant ainsi sans aucune polémique son sujet sur un autre cinéaste qui ne serait pas méprisé pour la médiocrité de son travail ? J'en doute. Mais le cynisme de Michel, quitte à faire pâlir Emmanuel Macron, ne s'arrête pas là. Non seulement Le Redoutable ridiculise un cinéaste que Michel dédaigne sans rougir et manifestement sans avoir cherché à comprendre les motivations, le rendant incohérent quand il était seulement changeant, un brin stupide plutôt que simplement déboussolé par son époque, mais Le Redoutable est aussi un royal pied-de-nez à son public. Pas seulement en jouant sur le flou du mélange des genres et sur la méconnaissance générale de ce connard de Godard qui lui fera jouir de toutes façons d'un succès public, mais aussi en mettant en abyme son propre parcours.
Pas étonnant que le film manque d'inventivité à partir du moment où Michel nous explique lui aussi avoir voulu comme Godard "tourner une page" de son cinéma et lui aussi avoir loupé l'aval du public, avec son drame sur la guerre de Tchéchénie, The Search qui fait écho à l'échec total de La Chinoise. On comprendrait presque Michel qui nous explique qu'il est très content qu'on lui demande sans arrêt un nouveau OSS 117 mais que ça commence à dater tout ça et qu'il a peut-être envie de sortir de son carcan comique. Avec un air goguenard, il répond à une question sur sa fameuse saga que "Tous ceux qui veulent un nouvel OSS 117, allez déjà voir le Redoutable !".
Un film né d'une certaine détresse, d'un manque criant d'idées après un bide colossal et racoleur comme pas deux ? Oui, c'est bien de ça qu'il s'agit avec Le Redoutable. Il faut bien que Michel renfloue les caisses.
Le plus drôle, c'est tout de même de comparer les deux réactions suite à un même parcours : là où Jean-Luc s'est obstiné jusqu'à construire un cinéma toujours différent (avec tous les problèmes et les défauts inhérents à cette nouvelle période de sa carrière de cinéaste), Michel s'est lui rabattu sur la comédie et la parodie pour faire des entrées, et sur un sujet où il savait qu'il n'aurait même pas à soigner l'écriture d'une quelconque façon. Un film où il a pu finalement se reposer sur ses lauriers, s'amuser et faire un fuck bien caché au monde entier. Il faut reconnaître la vivacité d'esprit de l'homme.
Pour ma part je remercie Michel. C'est grâce à ce genre de démarche que j'arrive à mieux identifier ma définition personnelle du cinéma. Pour l'anecdote, et parce qu'il n'y a pas si longtemps encore je me moquais plus que de coutume et sans trop de raisons de Jean-Luc Godard, et puisque je me doute qu'il y en aura bien un ou deux pour me taxer de gardien du temple ou une connerie du genre, j'en profite pour mettre à nu mes convictions passées sous silence ici d'il y a à peine un an et demi. Pour être clair, il n'y a pas besoin de déifier Godard (comme Alifib) pour arriver à la conclusion que Le Redoutable est une entreprise nauséabonde et putassière.
Aujourd'hui je relis mes a priori et je me moque de mes craintes. Je sais beaucoup mieux ce qui me semble indigne au cinéma : la malhonnêteté, l'hypocrisie, la propension à miser sur une quelconque méconnaissance du spectateur, la vanité des procédés, la grossièreté et l'usage du sexe comme cache-misère (coucou La Vie d'Adèle, je pense encore à toi ! ♥).
Quant à savoir in fine qui est le plus gros connard entre Godard, Hazanavicius et Lyusan, je laisse le soin au lecteur de ce texte d'en juger.
Sachant que les coucous se servent du travail des autres oiseaux pour pondre et proliférer...