La présente critique se place sous l'oeuvre Le Règne du Jour de Pierre Perrault, à savoir celle que j'ai le plus appréciée mais cet écrit aurait bien pu se positionner sous la fiche d' Un pays sans bon sens! ou encore Pour la suite du monde.
Le cinéma de Pierre Perrault.
§1 : Aux prémices : écouter la vie des gens, capter leur parole et la diffuser.
Pierre Perrault est le fils d’un marchand de bois né à Montréal en 1927. Après une brève carrière d’avocat, il commence à travailler comme scénariste pour Radio-Canada dans les années 1950, dans une émission radiophonique hebdomadaire intitulée Au bord de la rivière puis une autre, quotidienne, Les chants des hommes consacrée à la chanson populaire. Il part sur les routes de Charlevoix sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent où il va alors enregistrer la musique locale et interviewer les habitants de la région. Pendant ce périple, plusieurs personnages singuliers ayant de nombreuses anecdotes à raconter vont se retrouver dans ses enregistrements.
C’est à partir de là que Perrault s’intéresse davantage au cinéma et à la proximité des gens du peuple et de leurs pratiques. Il propose à l’Office national du film du Canada de faire un film sur la chasse au marsouin. C’est à ce moment qu’il fait la rencontre de Michel Brault, qui lui propose de réaliser ce film dans le style du cinéma direct. Ce sera le documentaire Pour la suite du monde (1963). Il réalisera alors, avec la complicité des habitants de l’Isle-aux-Coudres, une trilogie de films avec laquelle il s’impose rapidement, tant au Québec qu’en France, comme le représentant d’un nouveau style de cinéma où les personnages prennent la parole et se mettent en scène eux-mêmes : Pour la suite du monde (1963) donc, premier long-métrage canadien à être projeté au Festival de Cannes, l’extraordinaire Le règne du jour (1967) et enfin, Les voitures d’eau (1968).
Avec Pour la suite du monde, deux raisons ont attiré les cinéastes à l'Isle-aux-Coudres : la langue et la pêche. Une pêche au marsouin traditionnelle abandonnée depuis trente-huit ans est reconstituée pour le film par les habitants de l'Isle-aux-Coudres. Mais, au travers du langage des pêcheurs et des gestes et mimiques de ces hommes de la mer, s'est révélé tout un esprit mythique où figurent le culte des ancêtres, la puissance des marées, la conception sacrale de la tradition et un sentiment d'identification au règne animal. Les discussions, les scènes exubérantes entre les protagonistes, le travail en mer au rythme de la lune et des marées font de ce film, non pas un documentaire, mais une fresque inouïe reconstituant une tradition d’antan où sont décrits les motivations, les mythes et les légendes de ces insulaires québécois.
Capter la parole des personnes face caméra, l’esprit du Cinéma réel devient incontournable dans la démarche de Pierre Perrault qui devient non seulement un réalisateur aguerri, mais surtout un véritable passeur de coutumes et de traditions.
§2 : Le cinéma réel : un cinéma de la parole.
À une époque où le Québec est encore fortement imprégné de références culturelles étrangères, Pierre Perrault va littéralement inspirer une prise de conscience et de parole authentiquement québécoise. Fidèle à l’esprit des grands explorateurs, comme Jacques Cartier dont il s’inspire (voir en ce sens : Les voiles bas et en travers, 1983), il va parcourir le territoire de long en large dans l’intention de nommer le pays avec les mots des gens qui y vivent depuis des générations et tant de merveilleuses histoires à conter.
Grand aventurier du cinéma direct, en décidant d’aller capter sur le vif les gestes et les paroles, Perrault a bousculé irrémédiablement notre relation au réel cinématographique, à l’instant présent, le moment de vie enregistré et retranscrit brut.
Perrault a été inspiré par la parole des marins, des pêcheurs, des chasseurs qui vivent sur les rives du fleuve Saint-Laurent, il parvient à s’introduire avec beaucoup d’authenticité dans le vécu des gens et à recueillir lui-même cette parole inédite. Déterminante, cette découverte de la parole lui révèle les qualités exceptionnelles d’une culture de l’oralité encore imprégnée du savoir-faire des habitants qui ont trouvé des mots bien à eux pour parler du pays, de ses traditions et coutumes ancestrales. L’approche radiophonique de départ est perceptible et a été retranscrite dans les bases d’un cinéma de la parole vécue de l’intérieur.
Après le retentissement de Pour la suite du monde, Perrault va continuer sur sa lancée et s’intéresse aux époux Tremblay dans Le Règne du Jour (1967) qui est un long métrage sur le rapport de l’homme au temps, le Patrimoine (culturel, social, etc.), les liens familiaux, sur la notion de partage, notamment des valeurs d’antan. D’une authenticité rare, le réalisateur suit ce couple de septuagénaires - eux qui n’avaient jamais quitté auparavant l’Isle-aux-Coudres - dans leur périple en France, sur la terre de leurs aïeux. Absolument bouleversant de sincérité, d’humilité, de pudeur, ce focus est une véritable madeleine de Proust, un témoignage d’une sensibilité exceptionnelle, comme l'a notamment si bien partagé gallu.
Troisième opus de l’Isle-aux-Coudres, Les voitures d’eau (1968) décrit la vie des constructeurs et navigateurs de goélettes de bois. Le film adopte un ton résolument pessimiste, décrivant surtout le déclin de l'industrie navale causé par la concurrence des grandes sociétés internationales. Les scènes des matelots expliquant leur labeur s’enchainent alors que nous comprenons rapidement le contexte de la dure nécessité de l'adaptation à l'inexorable évolution économique du monde. Regrettant un mode de vie qui ne reviendra plus voire une mémoire qui s'estompera peut-être avec ces « anciens » qui ne travaillent plus sur les goélettes, ces derniers critiquent déjà les jeunes reprenant tant bien que mal le flambeau. Pierre Perrault, fils d’un marchand de bois rappelons-le, parait dans son élément, sur un terrain qu’il comprend et affectionne : tout proche des pontons, des rondins de bois et des coques de bateaux en construction, il parvient à partager la nostalgie des travailleurs de la mer, leur amertume mais aussi une certaine idée de la vocation.
Plus largement, invitant ses personnages à s’engager dans une action, une quête, un voyage ou une chasse, Perrault parvient à faire oublier aux personnes filmées la présence de la caméra et à stimuler la parole autour de mises en situation qu’il développe habilement film après film. Après une courte réflexion sur sa filmographie, évoquer l’idée d’une démarche ethnographique et anthropologique du cinéaste vient naturellement.
§3 L’authenticité du témoignage par l’œil du cinéaste ethnographe.
En présentant à travers les trois œuvres précitées l’Isle-aux-Coudres comme une sorte de microcosme d’un pays en pleine mutation, Perrault permet d’inscrire son cinéma dans une verve ethnographique en étudiant sur le terrain la culture québécoise, le mode de vie de peuples et/ou de milieux sociaux ciblés.
Aux discours des conteurs fabuleux de l’Isle-aux-Coudres, il ajoute la parole d’une variété de citoyens de toute origine sociale, ethnique et linguistique.
Il réalise alors une de ses œuvres les plus marquantes, Un pays sans bon sens ! (1970), film –essai et réflexion socio-linguistique sur le Canada et traite de façon large, de la question nationale en l’abordant par différents biais, notamment le sentiment d’appartenance (les Québécois francophones dans le Canada, les Autochtones du Québec, les Bretons en France), et celle de l’identité. Comment une Nation peut-elle se définir sans territoire ni autonomie ?
On a des murs psychologiques infranchissables : l’appartenance à l’album de famille et l’appartenance au pays. - Un pays sans bon sens ! , 1970.
En effet, à l’occasion du Centenaire de la confédération canadienne (1867-1967), Pierre Perrault a bien l’intention de documenter le contexte politique de l'époque et la fondation du Parti québécois. Rapidement, Perrault se rend compte que René Lévesque (figure majeure de la politique dans les années 1960 qui défend la communauté francophone au Canada) ne sera pas le personnage principal de ce film, mais qu’il serait plus intéressant de filmer les citoyens que l’homme politique.
On m’attendait au Québec pour que je puisse travailler au Québec, faire des choses au Québec pour que le Québec puisse s’assumer tel qu’il se désirait - Un pays sans bon sens ! , 1970.
Après presque trois ans de tournage, Perrault accouche d’une œuvre magistrale qui, tant par la complexité de son montage que la modernité de son propos, demeure l’un de ses films les plus importants. Un film poétique et politique à l’intérieur duquel Perrault, en plus d’aborder la question de l’identité nationale, parvient à prendre la parole tout en la donnant, réussissant l’exploit, par surcroît, de réunir tous les thèmes et les personnages récurrents qui traversent l’ensemble de son œuvre cinématographique. De Jacques Cartier à René Lévesque, de la Bretagne à l’île-aux-Coudres, de Winnipeg à Moncton, ce film est l’album de famille par excellence qui permet aux Québécois de s’exprimer à travers l’amour d’un pays qu’ils ont bâti. Parmi les personnages principaux nous retrouvons l’incontournable Didier Dufour (également apprécié dans Le goût de la farine), le Manitobain Maurice Chaillot (retrouvé quelques années plus tard dans La bête lumineuse), Marie, Léopold et Laurent Tremblay, les célèbres personnages de Pour la suite du monde (et le mémorable Grand-Louis Harvey).
Je rentre au Québec parce que c’est la seule chose que j’ai, ça, il n’y a rien d’autre ... - Un pays sans bon sens ! , 1970.
Un pays sans bon sens ! relève du documentaire à la fois sociologique et de l’essai sur un contexte politique et linguistique donné, à savoir le Canada des années 1960 morcelé sur des questions d’appartenance à la communauté francophone ou anglophone. Cette oeuvre semble peut-être la clé de voûte de l’œuvre de Perrault, tant il parvient à combiner sa méthode de prédilection (cinéma direct, parole donnée aux habitants, sentimentalisme, authenticité) au propos qu’il entend donner à son long-métrage : une volonté d’affirmer que le Québec peut et doit s’assumer, se revendiquer et s’épanouir.
Véritable lettre ouverte à l’épanouissement de tout un peuple et à sa quête de reconnaissance en tant que tel au sein du Canada, Un pays sans bon sens ! révèle tout le travail à la fois pertinent et profond de Perrault.
Cette démarche l’amène à poursuivre sa réflexion en donnant la parole à d’autres communautés où la quête d’identité se vit de manière fort différente selon que l’on soit acadien (L’Acadie l’Acadie!?!, 1971), abitibien (notamment Un royaume vous attend, 1976) ou amérindien (Le goût de la farine, 1977).
L’Acadie l’Acadie ?!, un titre qui reprend cette réponse nostalgique et perplexe d’une acadienne sans mot en pensant à sa contrée qui se délite, aspirée par la communauté anglophone de cette région canadienne. Dans ce film plutôt pessimiste, Perrault cherche entre autres à envoyer un message aux Québécois : le sort des Acadiens est celui qui les attend s'ils ne se prennent pas en main collectivement. Perrault insiste ici sur l'élaboration d'un projet collectif et sur la perpétuation d'une mémoire collective. La perte de l'esprit de communauté mène au démembrement de la communauté. Le réalisateur interroge les protagonistes, ainsi que quelques Acadiens âgés, sur le sens des mots « Acadie » et « Acadien ». L'Acadie n'a aucune réalité géographique délimitée et n'est pas reconnue politiquement : l'Acadie, c'est les Acadiens. Il se dégage toutefois des témoignages un genre de résignation selon laquelle les Acadiens sont une minorité, le seront toujours et ont été habitués par une éducation religieuse très sévère à se soumettre à l'autorité et à ne pas revendiquer leurs droits. Certains jeunes songent finalement à émigrer au Québec, où ils pourraient enfin exister en tant que francophones sans subir le mépris des anglophones et sans craindre de perdre leur langue.
Dans Le Retour à la terre (1976), Un Royaume vous attend (1976) et Gens d’Abitibi (1980), Pierre Perrault interroge des cultivateurs de l’Abitibi. Le premier dresse le portrait de gens ayant immigré dans cette région dans les années 1930 promis à une colonisation pour endiguer le chômage. Quarante années plus tard, le cinéaste dresse le constat d’un projet déchu et de la déception des abitibiens, résignés. Un royaume vous attend suit surtout Hauris Lalancette, colon, agriculteur et politicien, dont l’art de la parole n’a d’égal que l’indignation avec laquelle il défend la cause des habitants de l’arrière-pays. Non seulement Hauris exprime-t-il haut et fort sa colère contre la fermeture des villages et des terres agricoles, mais il milite aussi très activement dans son milieu.
Autre focus, durant cette même période, Perrault suit trois intellectuels qui partent à la découverte des Montagnais de Saint-Augustin et de La Romaine, dans la région de la Côte-Nord, au Québec dans Le goût de la farine (1977) et suit avec attention le processus de décolonisation du Québec et la dépossession culturelle et sociale des autochtones amérindiens. Le goût de la farine (1977) porte une réflexion pertinente sur le fait que les blancs du Canada se sont emparés des terres des amérindiens et que ces derniers se sont appropriés certains standards et codes de la société (le rapport à l’alimentation, se nourrir de farine/de pain, le rapport à l’alcool par exemple) et qu’ils ne pourraient peut-être plus revenir à présent à leur état de tribu autosuffisante.
Réflexions et témoignages donc sur les peuples, des minorités comprimées par des enjeux sociétaux, culturels, linguistiques et démographiques qui les dépassent et, par le temps qui passe, le tout est capturé par Perrault comme personne avant lui n’avait pu l’illustrer avec autant d’authenticité, de sincérité et de simplicité.
Conclusion : filmer une terre peuplée d’hommes ayant des choses à raconter et à partager.
Comme les figures nommées plus haut rencontrées au travers de ses œuvres, les animaux sont aussi omniprésents dans l’œuvre de Perrault: du marsouin au bœuf musqué en passant par la souris québécoise, le caribou et l’orignal, les animaux sont autant de personnifications et de métaphores qui incarnent la nature du pays et des hommes qui l’habitent.
Observant les comportements des gens et du règne animal dans ces grands espaces canadiens, Perrault tente d’en tirer les conclusions qui s’imposent, comme en témoigne ce film bouleversant où la chasse à l’orignal se transforme en chasse à l’homme (La bête lumineuse, 1982). Avec ce film, Perrault réalise une œuvre d’une criante vérité humaine qui démontre à quel point la réalité cruelle du monde animal s’applique aussi au monde des hommes. Il semble qu’un rapport de force (entre les chasseurs et la sensibilité du poète) avec les autres occupants du territoire soit inévitable. Tout cela renvoie directement aux tensions entre communautés et aux minorités fragilisées : autochtones amérindiens, cultivateurs abitibiens, constructeurs insulaires de goélettes en bois, étudiants acadiens face à une assemblée anglophone, québécois vivant dans une région anglophone de l'Ouest, etc.
Au terme de sa très longue expédition radiophonique et cinématographique, sociétale et linguistique, poétique et philosophique, qui l’a conduit de l’Isle-aux-Coudres à la Bretagne, de l’Acadie à l’Abitibi, de la Côte-Nord au Grand Nord, Perrault a donné au Québec une des œuvres les plus cohérentes du cinéma documentaire, où « la nécessité de se découvrir n’a d’égal que la volonté de s’appartenir ».
La parole de Perrault s'applique à dire cette terre qu'il aime, le fleuve, le roc, la faune et la flore de tout ce territoire qui l'émerveille, qui nourrit sa poésie d'images réalistes et transcendantes à la fois et qui forme un cadre épique à la mesure des héros en quête d'un pays.
Pierre Perrault. L’homme et sa parole, Les Presses de l'Université du Québec, 1978,
Jocelyne Tessier.