Madame Lin croque son modeste repas. Madame Lin, vieille petite femme chinoise un peu ronde, aux cheveux blancs de neige, chemine à petits pas, sous le poids d’un fagot de sorgho plus grand qu’elle. Madame Lin prépare ses légumes, à gestes lents, précis, que plus rien ne presse. Madame Lin joue avec sa petite fille, et lui confectionne habilement l’un de ces modestes jouets de pauvre, fait d’un joli toupet de plumes de coq... Madame Lin pourrait poursuivre sa vie tranquille, s’amenuisant progressivement, si ses enfants, alarmés par une mauvaise chute, ne décidaient, unilatéralement, de la placer dans une institution pour personnes âgées.
On pourrait se croire face à une œuvre de Wang Bing, illustre confrère chinois dont le nom apparaît d’ailleurs dans les remerciements, à la fin du générique, tant la pauvreté est filmée sans fard, dans sa poussière et son dénuement. Pas de musique, si ce n’est aux extrémités, puisque le film s’ouvre et se ferme au son des tambours d’une fête de village, la première, joyeuse, semblant saluer la venue du printemps, et la seconde, guère moins bondissante, des funérailles... Les acteurs, tous non professionnels, sont criants de vérité, conférant à la fiction des allures de documentaire.
Tel semble d’ailleurs bien être le propos de Zhang Tao, non pas nous entraîner dans un joli conte, mais nous ramener vers le réel et vers la condition de ceux que la Chine nomme délicatement « les vieux sans nid ». Les dérobades des enfants devenus adultes pour ne pas prendre leur vieille maman chez eux sont montrées sans concession, dans toute leur petitesse et leur lâcheté ; elles seraient risibles, si le réalisateur ne nous faisait pas comprendre simultanément, par exemple en éclipsant la maman, objet du débat, dans une pièce voisine depuis laquelle elle ne perd pas un mot des échanges, combien ceux-ci sont, pour elle, autant de coups et de blessures qui ne vont pas l’aider à lutter contre les effets du temps qui ont déjà commencé à la dévorer.
Et lorsque, pour ne pas charger excessivement l’un de ses enfants en attendant qu’une « place se libère » dans l’institut qui doit la recevoir, il est décidé qu’elle passera de mains en mains, recueillie successivement par chacun de ses grands petits, on ne s’étonne pas que les différents séjours se révèlent tous plus catastrophiques les uns que les autres. C’est face à ce constat que surgira le « rire de Madame Lin », rire terrible, abyssal, qui la secoue comme des larmes et qui la rend encore plus insupportable auprès de ceux qui sont nés d’elle.
Escorté par les saccades de ce rire métaphysique, Zhang Tao se saisira, avec un tact terrifiant de sensibilité et de justesse, des questions de la maltraitance des personnes âgées et même de leur suicide, très fréquent dans les campagnes chinoises. Les bipèdes bien verticaux qui se sont aventurés dans la salle de projection en ressortent hachés menu, mais sachant gré à ce jeune réalisateur de s’insurger de façon si dense contre des situations qui ne sont en rien réservées à la Chine...