Au hasard de mes envies, j’ai vu presque simultanément « Lucky » et « Le rire de Madame Lin ». Deux très beaux films traitant de la fin de vie, non pas de la mort, mais plutôt cette séquence presque de purgatoire qui y amène. La plupart du temps, cela commence avec un incident de santé remettant ou qui pourrait remettre en cause la question de l’autonomie de la personne concernée. Si pour « Lucky » le risque est moindre et que sa réflexion est plus introspective qu’indispensable, pour Madame Lin il en est tout autrement.
La chute de cette vieille dame pourtant très alerte encore, qui ne posait jusque là comme unique contrainte que de lui rendre visite ou la recevoir de temps en temps, va déstabiliser cette famille d’origine paysanne. Elle fera office de scalpel, incisant nombre d’abcès dont rancœur et cupidité sont une des conséquences, et l’évolution économique forcenée du pays la cause. Car sous cette âpre histoire, se cache en vérité l’amer constat des laissés pour compte de l’incroyable expansion du pays depuis 1992, notamment ceux issus du milieu agricole modeste (entre 1970 et aujourd’hui, la part d’emploi que représente l’agriculture est passée de 70% à 40%). Et les aînés qui étaient jusque là considérés et « portés » jusqu’à leur fin, représentent aujourd’hui pour les familles en précarité une source de dépense non négligeable. Ce jugement totalement iconoclaste avec la tradition démontre, ô combien, la transition été abrupte et de fait destructrice.
Zhang Tao, dont c’est le premier film, ne fait pas dans la demi-mesure. La noirceur de son film, à peine rehaussée de quelques effets caustiques, est difficile d’approche (dans le sens humain) avec son choix de mise en scène des plus ascétiques, les décors réels utilisés et les comédiens amateurs. Il place la fiction au même rang que la réalité pour mieux nous imprégner du drame qui se joue. Madame Lin est un vestige du vieux monde, mais également un témoin. En suivant son histoire, en s’offusquant du comportement de sa famille, devenons à notre tour des témoins. Et de nous rappeler également qu’en Europe occidentale, nous n’avons guère fait mieux. Plus étalé dans le temps l’amenuisement du milieu agricole chez nous est probant, une exploitation viable ne pouvant plus se contenter de quelques dizaines d’hectares…
C’est dans ce sens que « Le rire de Madame Lin » est un film nécessaire. Si le processus de « modernisation » est avéré et irréversible désormais, au moins il restera trace d’un passé qui n’est pas si éloigné que cela…
Yu Fengyuan, qui rappelons-le n’est pas actrice de métier, a dans ses yeux tous les sourires des grands-mères du monde, toute la douceur, la sagesse. Combien de fois pendant le film j’ai eu envie de la rassurer, de la conforter… cela aurait été vain… Elle comme nous le savons.
Mais l’on peut se dire qu’après tout, ce rire si troublant, si angoissant, si perturbant, n’est peut-être qu’une dernière pirouette que s’offre Madame Lin, trouvant en son for intérieur que le monde auquel on l’arrache si abruptement tout consumériste qu'il est, n’est plus tout à fait le sien et qu’au final ceux qui la poussent si fort à en sortir, souffriront sans doute bien plus qu’elle durant sa modeste vie de labeur et de privations ?