Métaphore foudroyante de la cupidité et de l'influence corruptrice du capitalisme déguisée en film d'aventure, Le Salaire de la peur d'Henri-Georges Clouzot est peut-être le film le plus électrique jamais réalisé. En Amérique centrale, deux équipes de baroudeurs tentent de mener à bien une mission relativement simple ; transporter une charge de nitroglycérine sur cinq cents kilomètres de route de montagne jusqu'à une raffinerie de pétrole, dont un pipeline a pris feu, afin que la compagnie puisse le faire sauter. Le hic ? Ce type de cargaison notoirement instable risque à la moindre imprudence de réduire en fumée ceux qui la transportent.
Avec une inventivité sadique, Clouzot jette toutes sortes d'obstacles sous les roues des deux camions qui font la course (à un train d'escargot) sur une route exécrable. Les virages en épingle et les ponts branlants poseraient déjà en soi de graves problèmes si les camions ne risquaient pas d'exploser, et chaque ornière, chaque éboulis fait surgir la menace d'une apocalypse imminente. Ce n'est pas la gloire qui fait courir les deux équipes, mais le seul appât du gain, et à mesure que le film progresse, on commence à se demander jusqu'où ils iront pour empocher le pactole.
Clouzot prend soin de développer, avant que l'action ne s'emballe, une longue première partie (coupée par endroits pour son contenu politique) située dans un bled miséreux, au bord d'une route, où toutes sortes de voyageurs et de vagabonds ont fini par échouer faute de mieux. On y découvre que ces hommes prêts à risquer leur peau pour un peu d'argent ne gagnent guère à être connus. Leur attitude suicidaire est motivée par l'égoïsme et le désespoir, ce que ne manque pas d'exploiter cyniquement la compagnie pétrolière en leur faisant miroiter la carotte et le bâton comme à des mulets. Et en effet, ces mercenaires méfiants, hostiles, se comportent de façon primaire, sauvage, aussi dangereux les uns envers les autres que la cargaison d'explosifs qui les menace tous. Dans ce jeu où l'on perd à tous les coups, la récompense financière ne s'obtient qu'au prix de la perte spirituelle.