"C'est comme si j'étais déjà mort cinquante fois"

[SanFelice révise ses classiques, opus 33 : https://www.senscritique.com/liste/San_Felice_revise_ses_classiques/504379/page-2#page-1/ ]


Du Salaire de la peur, je gardais le souvenir lointain d'un film très lent à démarrer et qui ne devenait intéressant qu'à partir du départ des camions. Autant dire qu'en le revoyant aujourd'hui pour clore mon cycle Clouzot, j'ai redécouvert toute cette première partie absolument formidable et indispensable.
Indispensable parce que cette partie implante un décor et impose des personnages.
Le décor, c'est celui d'une Amérique Latine indéterminée (peut-être le Mexique, mais finalement on ne nous dit rien) qui n'a rien d'exotique (le film sortira la même année qu'un autre dont l'ambiance tropical poisseuse est similaire, Les Orgueilleux, d'Yves Allégret). Une Amérique gorgée d'humidité tropicale, de chaleur et de violence. Un monde où échouent des rebuts de l'humanité qui ont dû fuir le Monde et qui n'ont nulle part où aller. Ce village, c'est le bout du monde, la fin de la route. Il n'y a plus rien après.
Et encore, ici, nous ne sommes plus vraiment dans le monde lui-même. La civilisation n'y a pas encore mis les pieds (ou peut-être est-elle déjà repartie, qui sait, comme ces immeubles à demi-construits et qui restent des chantiers à l'abandon). "C'est moitié sauvage", dit un des personnages. De fait, nous sommes hors de la civilisation, là où l'humanité se dilue. Il n'y a pas de lois et pas de police. On règle ses affaires au couteau ou au flingue, en pleine rue ou au milieu du bar. Les femmes sont traitées comme des animaux.
Quand il présente le lieu à Jo, Mario (Yves Montand) dit qu'il s'agit d'une prison sans barreaux. "Pour entrer, c'est facile, par ici la bonne soupe, mais pour sortir : macache !" Et en effet, nos personnages sont comme des prisonniers, des naufragés enfermés ici et incapables d'en sortir.


La description de ces loques se double de celle d'un pays ravagé par l'arrivée de grandes compagnies étrangères qui exploitent les ressources naturelles et humaines. Là, le film est d'une incroyable actualité, dans cette description des firmes internationales qui pillent les matières premières, détruisent les paysages et exploitent les habitants du lieu. La catastrophe du puits de pétrole est aussi bien humaine que sociale et écologique. Et Clouzt d'attaquer ces entreprises qui ont besoin d'un sous-prolétariat qu'elles peuvent exploiter à merci, de personnages qui n'ont plus rien à perdre et qui "sauter un bon coup plutôt que pourrir ici".
Le lieu est donc un véritable enfer auquel il est impossible d'échapper, sauf par la mort. Le seul choix qui reste à ces hommes est : comment mourir ?


Parmi ces personnages, nous avons donc Jo (Charles Vanel) et Mario. D'emblée, une relation ambiguë se noue entre les personnages. La jalousie de Luigi, le colocataire de Mario, et de Linda ("les gars comme nous, c'est pas fait pour les filles", dit Jo), les rapprochements, la coquetterie de Jo... Une relation probablement homosexuelle se noue entre eux deux.
Et à partir de là, Clouzot va instaurer une tension qui ne lâchera jamais le spectateur de tout le film. Tension due à la jalousie de Luigi (scène du bar), tensions sociales (les Mexicains au bord de la révolte après l'explosion du puits de pétrole), puis bien entendu tension extrême de ce voyage dans la peur. Le cinéaste a une incroyable faculté à susciter l'angoisse. Il lui suffit de filmer une roue de camion qui avance au ralenti pour que les spectateurs soient suspendus à l'image. L'absence de musique, l'attention aux moindres petits détails, la violence des relations entre les personnages, l'absence d'héroïsme, tout contribue à cette impression de danger permanent qui occupe une part essentielle du film.
Avec maestria, Clouzot multiplie alors les scènes d'anthologie : le passage de la "tôle ondulée", la palissade de bois, le rocher à faire exploser... Et si, à cela, on ajoute des dialogues remarquablement écrits (ce qui sera toujours une marque essentielle du cinéaste) et une interprétation exceptionnelle, on a bien là un des grands films français, et la certitude de voir en Clouzot un des grands noms du cinéma mondial.


(la fin est presque dommage, par contre, je trouve qu'elle gâche un peu le tout)

SanFelice
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films d'arbre(s), SanFelice révise ses classiques, Petits et grands écrans en 2017 et Cycle Henri-Georges Clouzot

Créée

le 12 juin 2017

Critique lue 2.2K fois

40 j'aime

4 commentaires

SanFelice

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

40
4

D'autres avis sur Le Salaire de la peur

Le Salaire de la peur
Nom-de-pays-le-nom
5

Comment gâcher un chef-d'oeuvre

Oublions la fin du film un moment et faisons comme s’il s’achevait sur la dernière phrase d’un ouvrier disant juste après qu’Yves Montand se soit effondré : « il s’est endormi ». Le Salaire de la...

le 14 janv. 2014

63 j'aime

7

Le Salaire de la peur
blacktide
9

Une question de vie ou de mort

Comment devient-on cinéphile ? Comment cultiver cette passion pour ne jamais en perdre le goût ? Autant de réponses à l’objectivité hasardeuse que d’individus tombés dans la marmite pour des raisons...

le 8 nov. 2017

53 j'aime

13

Le Salaire de la peur
Moizi
9

Spintires

Eh ben... je joue souvent à un jeu avec des amis : "pour combien tu fais..." (remplacez les points de suspension par lécher une barre de métro, manger des matière fécale (avec distinctions selon la...

le 18 janv. 2015

44 j'aime

Du même critique

Starship Troopers
SanFelice
7

La mère de toutes les guerres

Quand on voit ce film de nos jours, après le 11 septembre et après les mensonges justifiant l'intervention en Irak, on se dit que Verhoeven a très bien cerné l'idéologie américaine. L'histoire n'a...

le 8 nov. 2012

257 j'aime

50

Gravity
SanFelice
5

L'ultime front tiède

Au moment de noter Gravity, me voilà bien embêté. Il y a dans ce film de fort bons aspects, mais aussi de forts mauvais. Pour faire simple, autant le début est très beau, autant la fin est ridicule...

le 2 janv. 2014

221 j'aime

20

La Ferme des animaux
SanFelice
8

"Certains sont plus égaux que d'autres"

La Ferme des Animaux, tout le monde le sait, est un texte politique. Une attaque en règle contre l'URSS stalinienne. Et s'il y avait besoin d'une preuve de son efficacité, le manuscrit ne trouvera...

le 29 janv. 2014

220 j'aime

12