Les deux premiers films de Yoshishigue Yoshida, tournés dans la foulée, Bon à rien et Le sang séché ont la vitalité, l'énergie, la désinvolture et en même temps l'originalité scénique des plus beaux films de nouvelle vague japonaise. Le premier métrage, concentré sur une bande de petits voyous citadins est déjà d'une aisance et d'une justesse rare, mais c'est vraiment le suivant qui confirmera la marque plastique et morale du réalisateur pour les années à venir.
Au programme de ce Sang Séché : noirceur contemporaine exacerbée, questionnements moraux intrinsèques à l'industrialisation massive et accélérée du Japon, l'arrivée des nouvelles technologies - entendre le réfrigérateur par exemple - et le développement de la presse journalistique et des outils médiatiques qui est le sujet central de ce film. Le point de départ particulièrement cinglant du film place le geste compulsif de Kakashi Kiguchi, employé d'une entreprise au bord d'un projet de licenciement massif, comme moteur de toutes les narrations possibles : tentant de protester, il menace de se suicider par balle si le plan n'est pas annulé immédiatement. S'articulant sur plusieurs personnages à priori opposés dans leurs motivations (Kiguchi, les publicitaires avides d'informations détonantes, les sociétés annexes tentant de profiter du scandale...), le film parvient à découdre les certitudes et met en exergue la puissance du doute, la remise en question de nos idéaux - mêmes les plus ancrés -, et ce notamment grâce au superbe personnage de Yuki, la jeune employée de la compagnie d'assurance vie qui relie les personnages et trouble les enjeux.
Chantage (à coup de photos érotiques et de manipulations diverses), violence picturales (le grand poster sur la face d'un immeuble) comme verbeuse (les superbes dialogues très incisifs de Yoshida), abus sexuel, décomplexions patriarcales, et dénonciation d'une société plus que jamais aveuglée par les gros titres et la sensation..., le film n'épargne rien. Et pourtant, très dense, il file à toute allure, comme ses nombreux numéros de danse nocturne dans les bars jusqu'à l'épuisement infini. Un sentiment d'extase effleure même les yeux lorsque le jeune et impétueux journaliste paparazzi couvrant l'affaire du suicide se retrouve dans un lit avec Yuki et que les fondus au noir entrecoupent leurs conversations tournant à l'illusoire. Serti d'une aisance véritable, accommodé par l'inquiétante musique d'Hikaru Hayashi, Le sang séché, par son montage très moderne, très vif et brutal dans son approche des raccords (même s'il contient aussi quelques longs plans magnifiques), par la clarté de son récit et la justesse de la multiplicité de ses points de vue offre une grande expérience de moralité au cinéma, tout comme Les salauds dorment en paix d'Akira Kurosawa, sorti la même année.
Avec le recul de la mise en scène, on peut aussi voir à quel point les bases sont posées pour que plus tard, se pose un "style" bien plus évident, que la singularité de ce cinéaste qui n'est ici que dormante se réveille vraiment et laisse l’imagination œuvrer pour le meilleur. Yoshida, plus tard se tournera d'avantage, notamment dans Eros + Massacre et Purgatoire Eroica, mais aussi Aveux, théories, actrices vers une recherche constante de cadrages surprenants, de sophistication, d'invention de mouvements propres à l'effusion de nos émotions enfouies, vers une expérimentation visuelle qui n'est ici qu'entrevue lors de brefs instants. De même, les thématiques chères aux cinéastes s'ouvriront depuis le social, au politique, à l’intimiste jusqu'à l'historique (avec l'inconsolable Femmes en miroir sur les ravages de la bombe atomique. Le sang séché a déjà par de nombreux aspects l'inquiétude, la complexité dramatique, le souci du contemporain que Yoshida développera par la suite, mais plus que tout aussi, il a le décalage avec le "réel", avec ce qui devrait être une idée très répandue de cinéma plus classique de ces années là qui l'écarte totalement d'une veine naturaliste. Il tranche, il déraisonne, il surélève son récit à un point très élevé, malgré sa durée restreinte (1h30). Assurément, les débuts magnifiques d'une grande filmographie.