De temps en temps, il est bon de revenir aux fondamentaux, à l’essentiel de ce qui fait notre amour pour le cinéma. Le sauvage fait partie de ces films qui ont fait mon histoire personnelle, ma relation au cinéma. Aussi loin qu’il m’en souvienne, Le sauvage est un film que j’ai pu voir et revoir dans mon enfance et qui n‘a jamais cessé depuis de m’accompagner. Il est tout en équilibre, en justesse d’écriture, de jeu et de mise en scène, une quasi perfection qui en fait l’un de mes films préférés. Aussi disais-je plus haut, lui rendre visite de temps en temps permet de remettre les idées en place. Voilà ce que c’est que le cinéma! Il a tout pour lui ce film!
D’abord, une histoire qui emmène très loin. A priori il nous propose un voyage sur une île paradisiaque au large du Venezuela. A priori, mais c’est à bien plus lointain qu’il nous envoie : il nous offre une vie de rêve, un dépaysement total, un exotisme enivrant. Rares sont les êtres pleinement satisfaits de leurs conditions de vie, même si elles ne sont pas non plus catastrophiques. Le sauvage invoque la plus belle et la plus grande des libertés, celle que Martin, joué par Yves Montand, s’octroie. On finira par comprendre que cette liberté est illusoire, a un prix exorbitant, elle aussi, mais peu importe, pendant un temps, on y croit, on y est, on vit par son entremise la condition du “sauvage”, une robinsonnade dotée de son petit confort. Il est isolé, tranquille sur une île sublime, luxuriante, au bord d’une plage de sable blanc, d’une mer dont le bleu clair est une invitation à la douceur de vivre irrésistible. On a aucune à imaginer la chaleur et la caresse de ce décor, virginal et pur. Edenique, sa mer! Les alizés dans les cheveux, le bruit des vagues, le chant des oiseaux, la belle vie quoi! Le petit bonhomme qui rêvait jadis devant ce film à sa cabane de pirate, à son radeau construit de bambous a laissé la place peu à peu à l’homme qui voit dans cette vie une simplicité face aux emmerdes quotidiennes et puis qui voit surtout débouler dans cet univers une boule de nerfs, pleine de pétillant et de fraîcheur : Nelly (Catherine Deneuve).
En effet, à l’aventure exotique qu’on fantasme dans les embouteillages à la sortie du boulot, voilà que le film ajoute une autre part de rêve et de fantasme, l’histoire d’amour avec une femme aussi belle et éclatante. On imagine le partage de cette île, de cette plage avec la blonde Catherine Deneuve. Le récit vire au romantique. La parade amoureuse à laquelle se livrent les deux tourtereaux est un modèle du genre. Dès l’écriture du scénario, Jean-Loup Dabadie, Elisabeth Rappeneau et Jean-Paul Rappeneau réussissent le coup parfait : une construction millimétrée, aussi passionnante que drôle, d’une idylle. Dans la grande tradition des comédies romantiques américaines, tendance screwball comedy, sur un rythme du diable, les deux héros se découvrent, se tournent autour, non sans heurt. Nelly déboule dans la vie de Martin comme une dératée, un chien dans un jeu de quilles.
Le premier temps est assez long à se mettre en place, mais ce n’est pas plus mal, et même sans doute nécessaire. D’abord, cela rend tout l’échafaudage crédible, hautement solide. Cette première vague s'achève sur un climax après une belle montée en pression des deux amants.
Bien entendu, cette première approche appelle un deuxième mouvement. Ici, comme ailleurs, il s’agit de la rupture qu’impose Martin. Comme de coutume, l’homme n’est pas encore prêt à assumer ses sentiments amoureux naissants, à s’impliquer. Trop ancré dans ses certitudes et ses habitudes de célibataire, il creuse un fossé entre lui et elle. Ce 2e temps est parcouru avec encore plus de grâce. Peut-être parce qu’il est plus court? Il se termine par un aveu, mais également par un échec, une nouvelle rupture dont la violence est cette fois extérieure.
Dans un troisième et dernier temps, le héros accepte enfin d’assumer son passé, par amour pour éventuellement espérer retrouver Nelly. Troisième temps en forme d’épilogue : encore plus court que le second. Le rythme d’une comédie est très important, vital. Pour une comédie romantique, peut-être l’est-il davantage? Les trois temps battent la mesure, avec un raccourcissement de plus en plus net, au fur et à mesure que les enjeux amoureux deviennent cruciaux. La respiration se fait de plus en plus courte, le suspense grandit. C’est plus que remarquablement maîtrisé : c’est parfait, du très grand art! Les temps de respiration sont aménagés avec soin et justesse : ils donnent à réfléchir, à en connaître un peu plus sur les personnages.
La caméra est toujours astucieusement utilisée, amoureuse de ces personnages, qu’elle met joliment en scène. Le montage de Marie-Josèphe Yoyotte a bien compris la tension dans cette histoire et comment respecter le tempo. Formidable.
Les images de Pierre Lhomme sont superbes. Techniquement, j’ai hâte de voir le blu-ray avec la version restaurée. Sur le dvd, je n’ai guère été gêné, que sur une seule scène de nuit dans la jungle, illisible, à la toute fin.
Ensuite, il y a ce nouveau duo que forment Catherine Deneuve et Yves Montand.
Il me faut commencer par Catherine Deneuve, tant elle attire irrésistiblement l’attention, et sans doute la lumière. Elle est le soleil du film, irremplaçable. Je ne vois pas bien qui aurait pu prendre sa place et donner autant de dynamisme et de folie, tout en suscitant une telle admiration, une telle fascinante attirance. Sa beauté est tout simplement incroyable sur ce film! Dieu qu’elle a jeté sur maints écrans cette part de mystère que nous offre parfois le cinéma : un mariage de beauté et de charme qui ne s’explique pas! Mais ici, elle irradie encore plus, me semble-t-il. J’ai dit tout le bien que je pensais du chef-opérateur Pierre Lhomme et sa photographie, je peux rajouter le regard en quelque sorte également amoureux de Jean-Paul Rappeneau le réalisateur qui ont su capter l’aura de cette femme. En sus, l’actrice donne une performance de jeu exceptionnelle. A 150% tout le temps, avec son regard tour à tour dur, sûr ou au contraire mouillé, triste, elle joue là un des plus beaux rôles de sa carrière, une pile électrique, une tempête faite femme : superbe de féminité, fragile et forte, passionnée, intelligente, excessive, audacieuse, délicate, finalement émouvante et drôle. Parcours complet, un sans-faute qui me laisse baba, amoureux itou.
Et de comprendre alors la composition, décomposition, recomposition du personnage de Martin par un grand Yves Montand. Le pauvre se prend une énorme claque en même temps qu’un tout aussi sérieux massage cardiaque qui le réanime. Déboussolé, Montand joue plutôt bien sa réaction face à Deneuve et son hyperactivité destructrice, mais attirante, car vivante. Alors que lui, le mort-vivant traîne son passé comme un boulet. Ah, bien sûr qu’un Belmondo aurait eu fière allure dans un rôle pareil. Mais Montand est là sur l’écran et sa barbe, son air renfrogné ou de cocker triste, ce poids qu’il ressent donnent au rôle de la densité et de l’humour. En fin de compte un très beau boulot de comédien! Il répond parfaitement aux exigences du rôle, à la fois physique et comique. Il a la couenne nécessaire, la patine, l’usure. Rappeneau peut se féliciter d’avoir eu le nez creux en le prenant.
Il est évident que je reverrai ce film encore et encore, il est un très bel objet en même temps qu’un compagnon cinématographique fidèle, qui ne m’a jamais déçu. Sa structure, son idée, sa forme, ses acteurs, son image ont toujours formé un heureux ensemble très proche de la perfection.
Captures et trombi