Ca fait très longtemps que je n’avais revu ce film de 1974 : quelle plaisante renaissance et ô combien cette aventure était en avance sur son temps ! L’intrigue est simple mais prenante : un couple pépère un peu bourge traîne son ennui dans un vieux manoir de l’Ardèche, dont un fuyard vient rompre la monotonie, le train-train monotone de vie.
Au point d’être idéalisé par son hôte qui n’a jamais connu de faits saillants marquant sa vie. Le fuyard évolue ainsi en un trio infernal : enfer est bien le mot car Enrico, réalisateur scénariste, va nous faire vivre une angoisse de 102 mn avec cette fuite en avant. En attendant la frontière promise… (Je me refuse à employer cet affreux anglicisme tendance de « road-movie » !)
Toute cette histoire est très chargée en tensions : on se croirait presque dans un suspense d’Hitchcock. Comme dans « Psychose », le film démarre très fort : un emprisonné, normalement entravé dans une camisole de force, tue son gardien pour s’enfuir… Le côté dramatique employé par Enrico dans beaucoup de ses œuvres, s’appuie sur une étude psychologique très accentuée de ses personnages. C'est ainsi que Noiret joue le rôle d’un balourd face à son protégé qui lui a une très forte personnalité : les deux comparses se sentent tenus l’un par l’autre. Quant à elle, elle ne domine plus rien et subit la loi du duo sans savoir où ça va la mener.
Marlène Jobert est plus à son aise dans les rôles espiègles que dans une dramatique. Une comédienne du genre d’Isabelle Huppert eut été plus à l’aise dans cette fiction.
Mais en même temps, l’embarras de Marlène dans son rôle sert du même coup à rehausser celui
dans lequel se situe son personnage lui-même…
Enrico a le don, le talent de jouer avec nos nerfs et de cultiver l’ambiguïté… Il allume des incendies et souffle sur les braises pour nous inquiéter. Puis au bout d’un moment, il éteint le brasier qu’il a lui-même provoqué et nous on essaie de retrouver l’issue de ce labyrinthe dans lequel il nous emmène et qui n’en finit pas… Les dialogues de Pascal Jardin forcent ce climat d’incertitudes sans lequel on est plongés : comment ça va finir ? A un moment, Noiret laisse seule sa femme avec le fuyard privé de relations sexuelles depuis 10 ans. Et ce qui devait arriver arriva. « Normal » qualifie Noiret. Et Marlène (le p’tit rouquin comme l’appelle paternellement Noiret) qui s’attendait à une réaction de jalousie de s’écrier « C’est tout ce que ça te fait ? » Et le feu de l’action s’étouffe.
En même temps, ce film est réalisé avec beaucoup de sobriété, presque d’intimisme puritain : Enrico aurait pu nous inonder des galipettes naturistes amoureuses et adultérines sur le sable de Mimizan-plage, au soleil couchant. Il n'en sera rien : le réalisateur épargne sa comédienne : tout ne sera que suggéré, évoqué. Tant pis pour nous : la comédienne a un corps superbe mais on en sera frustrés, alors que d’autres metteurs en scène ne s’en fussent pas privés… Sobriété vous disais-je ! Un peu comme Lino Ventura lui aussi très nuancé avec la gent féminine et autre acteur-fétiche d'Enrico.Et quel souci du détail : même la Mehari qui sert à véhiculer les fuyards a vraiment le bruit de la deudeuche d'antan.
Là ou le générique des films est aussi long qu’un Bottin mondain, celui du « Secret » se limiterait presque au trio d’acteurs principaux… Les seconds rôles sont quasi inexistants comme celui de Greta, joué par Solange Pradel, qui joue fugitivement une « bouée de secours à l’évadé ». Elle a 77 ans de nos jours (2020) et il serait intéressant de connaître ses souvenirs sur ce film, sur sa carrière très fugitive elle -aussi…
Quant à la musique, elle vient appuyer l’action comme il le faut et quand il faut. Sans s’imposer mais présente et magnifiant l’image. Dégustée « à l’aveugle », je reconnaissais là, l’œuvre d’un compositeur talentueux… Sans savoir qu’il s’agissait d’Ennio Morricone qui nous sert une musique différente, ne cédant pas à la tentation de composer comme pour ses westerns, ou à « ce qui marche »…
La fin (que je ne dévoilerai pas bien sûr) est aussi cassante, abrupte, que n’aura été long le développement de l’énigme… Dans notre harassante quête de la vérité, on ne devra son salut qu’à l’arrivée d’une « Alouette » sur le rivage landais…
Ce secret en quelques instants n’en aura plus pour nous. Et de ce jeu de Cluedo passionnant on saura qui est vraiment le colonel Moutarde, s’il tue et pourquoi il le fait. Le garde-forestier en était-il véritablement un ?
Le talent du réalisateur allait croissant : peut-être faisait-il ses dernières gammes avant de mettre en chantier son chef-d'oeuvre : « le vieux fusil » toujours avec Noiret et avec ce même sens du mystère ?
En y réfléchissant bien, Enrico nous en a fait avaler des couleuvres, et on a marché !
Arte le Ve 18.12.2020