Michael Haneke est un réalisateur unique, un de ceux qui choquent. Son œuvre entière se construit sur l'idée que le cinéma est un avant tout un art permettant de communiquer des messages aux spectateurs, un moyen de transition entre l'idée et l'humain. Son cinéma a un intérêt particulier dont il se sert avec minutie et génie, à but quasi-prophétique et qu'il compte exploiter autant que possible, s'y donnant corps et âme dans une démarche non-vaine de sens, essentielle et heureusement existante pour nous rappeler que non, le cinéma ne se résume pas à un divertissement, bien au contraire.


Le Septième Continent (premier film de son réalisateur, ce qui est assez effarant) est un film à voir impérativement, qu'il est à mon sens nécessaire d'avoir visionné au moins une fois dans sa vie : il y a des films parfois qui apparaissent comme une révélation. Il faut se forcer à le voir, tout aussi déplaisant que cela puisse paraître, car il a la capacité de changer les choses peut-être, ou du moins de nous mettre face à des vérités qu'on préférerait éviter.


Il faut se réjouir de l'existence d’œuvres comme celle-ci, des illuminations dans un ciel embrumé, nous ramenant indéniablement à notre condition et nous poussant irrémédiablement à nous remettre en question et à prendre les reines de notre propre destiné. Une chose est sûre, Le Septième Continent amène à la réflexion (à l'image de tout le cinéma d'Haneke) et cela semble être son unique mais plus-que-valable intérêt. Michael Haneke semble être une sorte de messie du cinéma, un prophète dont le travail/la passion sont voués à nous éclairer, nous les Hommes. Oui, son cinéma dérange, ceci est volontaire. Mais le cinéma qui amène à la controverse est le plus intéressant car si controverse il y a cela signifie qu'il a su toucher un point sensible, sujet à débat, qui fait forcément se poser des questions. Il nous faut plus de ce genre de films.


Le Septième Continent nous parle de notre quotidien, un quotidien retranscrit de manière brute, tel qu'il est. Ce quotidien est ici transcendé par la mise en forme d'Haneke qui le matérialise de manière obsessionnelle, rituelle en le montrant tel un cycle, cercle vicieux, renaissant tous les jours en continu sans jamais s'arrêter. Regarder l'heure, se lever, prendre sa douche, déjeuner, embrasser sa fille, partir au boulot, rentrer, manger, embrasser sa fille, se coucher. La maîtrise formelle dont il fait ici preuve sert le fond, de manière froide et insidieusement violente, rendu physiquement palpable par ces interminables plans fixes sur les objets - symboles du matérialisme dont sont victimes les personnages - clairement personnifiés comme des étapes de leur routine, sur quoi leur existence entière semble ce concentrer : une serrure qui s'ouvre, une commode qu'on détruit, le réveil matin affichant toujours la même heure, l'assiette du petit-déjeuner. C'est cette routine déshumanisée qui est ici pointée du doigt, accusée comme nuisible à la vie, stérilisant l'existence d'amour, la privant de sens et la rendant vaine, absurde, faisant d'elle une illusion, un mensonge, comme le mirage qui vous piège en plein désert et vous laisse mort.


Car les personnages semblent vivants mais morts. Morts car leur existence a perdu sens à leurs yeux, qu'ils la traversent continuellement par habitude et par ennui, sans véritablement se demander où ils vont : ils ont été lobotomisé. Lobotomisés par une société qui les enchaîne à leur condition, à leur travail, à leur confort domestique pour mieux les empêcher de se réaliser : une seule solution pour s'épanouir, la fuite.


Une fuite idéalisée par un même tableau mouvant découvrant une terre sauvage, presque utopique, paradis de sable jaune où Hommes il n'y a pas, où la nature a retrouvé ses droits. Ce projet rêvé, ce voyage en Australie cité à plusieurs reprises dans le film apparaît comme une dernière chance de se sauver, d'eux-mêmes mais aussi de leur vie, engrenage bien huilé dont ils ont perdu le contrôle et qui leur promet une mort prochaine, solitaire et malheureuse : la routine, les tuant à petit feu, les consumant de l'intérieure, la torture infinie qui ne vous propose rien si ce n'est la tranquillité d'une existence qui de toute évidence a perdu son sens premier et vous détient pris au piège de votre propre personne, de tout ce que vous aviez pu construire jusque là. Et tout ce que vous aviez pu construire jusque là il vous faudra le détruire, minutieusement, avec précision, brique après brique, souffle après souffle.


Terriblement pessimiste mais réaliste que cette vision de l'humain que nous propose Michael Haneke dans ce chef d’œuvre perfectionniste, miroir de notre propre destin, auquel il semble difficile d'échapper. Ce que nous dit clairement Le Septième Continent, c'est que nous ne sommes pas maîtres de nos vies et que notre liberté individuelle n'est peut-être finalement qu'illusion, que la force des choses nous dépasse et que nous ne pourrons que difficilement l'arrêter, l'empêcher de nous dévorer tout crus, de nous assassiner en silence et de nous retenir prisonniers de notre existence, séparés de nos rêves et de nos ambitions.


Ceci, les personnages, universalisés, privés d'identité, l'ont bien compris. Trop tard. La seule possibilité qui semble s'offrir à eux est celle de la mort - dans une dernière demi-heure terrifiante, descente aux enfers orchestrée par une implosion du cosmos familiale progressive et dramatique -, seul fait qu'il pourront désormais contrôler, puisque de toutes façon vivre ou mourir relève du suicide, sauf que le premier vous détruit et que le deuxième vous libère. Alors, face à cette fatalité qu'on nous oblige à regarder droit dans les yeux pendant de longues minutes, la question qui vient à l'esprit est celle-ci : "Ma vie ressemble(ra)-t-elle vraiment à ça ?". Ne nous voilons pas trop la face et plutôt que de nous soumettre, suivons nos rêves, libérons-nous des contraintes et devenons ce que nous souhaitons devenir, pas ce que la société fait de nous. Une grande claque qui réveille d'un sommeil lourd et comateux.

Lehane
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