Homme libre, toujours tu défieras la mort
Ouvrir les yeux.
Alors qu’on lui annonce qu’il est condamné, le chevalier Block obtient un répit, une partie d’échec durant laquelle le délai va lui permettre de voir la beauté des choses dernières.
Autour de lui, pourtant, l’heure n’est pas à la réjouissance : dans un moyen âge ravagé par deux pestes, la noire et celle du fanatisme religieux, le principal motif qui s’offre à ses yeux avides de sens n’est autre que celui qu’il pensait délaisser : la mort.
Sur les fresques, dans le discours des hommes d’église, dans l’épidémie, dans les spectacles de rues, les masques et les déguisements : la mort.
Block promène avec la sérénité de l’érudit son regard parmi les différents excès de l’humain face à sa finitude, dans un cortège tour à tour bouffon et violent, cérémonial et cathartique.
Deux tendances majeures s’affrontent : le grotesque et le sublime.
La troupe de théâtre illustre la première approche : fête, nourriture, vin, ébats dans une clairière ensoleillée, chants satiriques sur la présence du diable qu’on singe et qui « reste sur l’autre rive ». L’homme du peuple démystifie pour mieux appréhender. Mais ces parenthèses enchantées ne sont que de brèves éclaircies dans un tableau bien sombre, à l’image du pendant à ce grotesque, celui de la taverne. Règne de la méfiance et de la violence, on y malmène l’acteur, bouc émissaire dont on fait un Christ grotesque en le forçant, jusqu’à l’épuisement, à agiter son misérable corps pour le plaisir sadique des attablés.
Délibérément shakespeariennes, ces scènes captent avec une justesse miraculeuse les contradictions humaines, l’élan vers la fiction comme les crispations de la superstition. En témoigne encore cet échange où le forgeron, en lutte verbale contre l’amant de sa femme, se voit souffler ses saillies les plus efficaces par l’écuyer à l’arrière-plan.
Face à cette comédie humaine, la superstition et le discours des hommes d’église reprend violemment ses droits. On interrompt le chant bouffon par les chœurs d’une procession expiatoire hallucinée, où les corps suppliciés et les discours imprécatoires tentent vainement de conjurer la Peste Noire. Scènes magistrales, du premier sublime, celui d’une foi galvaudée et fondée sur l’effroi, la menace et la mort comme solution à la mort, où l’on fustige l’homme gras et la femme enceinte avec une violence verbale et une rage sans commune mesure. Les plans d’ensemble, le mouvement des silhouettes, l’agenouillement des spectateurs, tout traduit la folie humaine galvanisée par la menace apocalyptique. Au centre de cette cérémonie, la figure silencieusement habitée de la sorcière, celle qui a vu Satan, celle dont le regard suscitera toutes les interrogations de Block, (qui n’est pas sans rappeler Dreyer et son Jour de Colère) et dont les yeux béants sur le bucher restent gravés dans la rétine du spectateur.
Le témoin en vie provisoire se nourrit de ces contradictions flamboyantes pour alimenter son parcours de savoir et atteindre un nouveau sublime, celui de la sagesse. « Je veux savoir, pas croire », clame-t-il. Mais ne s’offrent à lui que le silence et l’absence de réponse : le mutisme de la sorcière, celui de la mort elle-même. Pas de révélation, pas de parole, pas de discours.
Que reste-t-il, dès lors, si ce n’est la valse baroque d’une vie humaine certes vaine, mais non moins belle ? La transfiguration par le visible irradie chaque plan de ce film, et les parallèles avec l’œuvre future de Tarkovski sont innombrables : l’apocalypse du Sacrifice, certes, mais surtout Andrei Roublev et ses chevaux, ses bouffons, sa violence, ses fêtes païennes, ses icones, ses moines et sa lenteur contemplative. A l’écart de la folie du monde, mais sans jamais la quitter des yeux, Bergman accentue la lenteur et compose de splendides portraits. La photographie, la lumière, dans un noir et blanc somptueux, substitue à l’absence du discours la révélation des visages. Rares sont les cinéastes capables de bouleverser à ce point par la seule force de leur picturalité.
Progressivement, le chevalier a entrainé à sa suite une petite troupe sereine qui se résigne avec une sagesse croissante à l’imminence de sa fin. Le répit aura été profitable, lors d’une séquence solaire où l’on partage un repas de fraises sauvages et de lait frais, utopie d’un bonheur à portée de main, euphorisant parce qu’accessible, poignant parce qu’éphémère.
Seront sauvés les bouffons et leur fils, promesse d’un renouveau printanier qui pourra, peut-être, effacer les traces de l’épidémie obscurantiste.
Alors que Block regardait dans le but de comprendre, l’acteur Jof a toujours laissé ses visions poétiser le réel, soutenu par le sourire bienveillant de sa femme. Lors de la procession finale, Block et sa communauté sont devenus une vision de ce dernier témoin, qui conte avec sérénité la mort des hommes, mise en abyme du sublime projet du cinéaste lui-même : s’il n’a pas donné de réponses, il a su éblouir et donner du sens à cette dérisoire existence qu’est la nôtre.