Si « Le silence des agneaux » a considérablement influencé le genre (en bien ou en mal) depuis sa sortie en 1991, son impact semble s'être amoindri aujourd'hui. Et pour cause, contrairement à la plupart des thrillers actuels, ce n'est pas un film qui cherche à être palpitant, à jouer sur de multiples effets de surprise (mise à part peut-être la séquence en montage parallèle à la fin qui, si elle fait bien son effet la première fois, peut s'avérer dispensable par la suite), et où il n'y a finalement pas tant de suspense que cela. Peu importe de toutes façons, ce n'est jamais ce qui a fait l'intérêt d'un film. Jonathan Demme l'a parfaitement compris en préférant à l'attente vaine d'un twist ending une construction toute en densité et en continuité, où la mise en scène prend le pas sur l'histoire, choisissant d'immerger lentement le spectateur plutôt que de le tenir constamment en haleine.


Le cinéaste a également parfaitement saisi l'enjeu que représentaient les conversations entre Clarice et Lecter, leur donnant une place centrale dans le récit : il n'en résulte pas pour autant un film bavard – on ne compte que quatre entrevues. Car ce sont purement l'attention et le soin apportés au découpage, aux choix des plans, au traitement sonore et au (bien entendu formidable) jeu d'acteurs qui rendent ces scènes si essentielles au cœur du film, parachevant leur rôle primordial dans le film. La preuve : sans cette minutie, le personnage de Lecter (qui n'apparaît finalement q'une vingtaine de minutes sur presque deux heures de film) ne serait sans doute pas parvenu à marquer autant les esprits, même si on ne peut pas pour autant négliger l'importance de la séquence qui lui est exclusivement consacrée vers la moitié du récit – une sorte de film dans le film, cassant brutalement le rythme auparavant mis en place, d'une violence effroyable.


Mais là où l'œuvre est peut être la plus passionnante, c'est dans sa façon de mettre en images le monde qu'elle filme ; on est quelque part entre le refus de toute stylisation et la sous-stylisation volontaire, dans une démarche assez unique pour le genre. En témoigne par exemple la peinture du monde dans lequel évolue l'héroïne ; loin des méandres urbains si caractéristiques du film policier, on évolue avec elle dans une Amérique aussi vaste que morne (superbement éclairée par la photographie intelligemment sous-exploitée de Tak Fujimoto), dont même les grands espaces – des forêts grisâtres et des fleuves marronâtres – sentent le renfermé. « Travailler pour le FBI … vous devez en voir des beaux coins ... » lance une jeune femme blasée à Clarice. Si c'est le cas, on se demande bien où : travailler pour le FBI, c'est plutôt aller au bout de l'Ennui, au fin fond d'un pays tout de vert-de-gris où on se confronte parfois à l'horreur et à la mort (les larmes contenues de Clarice lors de l'autopsie sont bouleversantes). Loin de se terminer en une apothéose lumineuse, notre histoire se conclura dans une petite ville tout à fait déprimante et tranquille d'apparence (les quelques plans généraux sur la ville et dans le foyer de la première victime parviennent à saisir la quintessence de cette grisaille absolue – et ce sans une once de cynisme), où se trouve une antre glauque abritant des drapeaux américains, des casques de GI, des croix gammées, des papillons, du matériel de couture, un petit chien et un dégénéré sexuel ; au terme de ce voyage au bout de l'Ennui, c'est peut être finalement le refoulé de toute une nation qui se met à transparaître sur l'écran.


Mais le film peut également se lire au-delà de ces considérations – ouvrant des portes multiples sur la psychanalyse, sur une relecture du conte initiatique, sur l'exploration de ses propres zones d'ombre. La belle partition de Howard Shore apporte également une étrange dimension au film – parfois presque d'un lyrisme contenu.
Bien que censé être l'un des modèles du genre, il s'agit peut entre en fait d'un film bien plus inclassable qu'il n'y paraît ; c'est en tous cas une œuvre unique, riche et intelligente, qui n'a pas volé son statut de grand film.

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le 11 juin 2013

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