Le sommeil d'or, la mémoire pour offrande
L'histoire du cinéma cambodgien est à la fois fascinante et très révélatrice de la place primordiale que peut tenir le 7ème art pour une nation et pour sa mémoire. Témoin de cette importance, le film "Le Sommeil d'Or" réalisé par Davy Chou a pour ambition de réveiller un monde merveilleux trop longtemps endormi : le monde du cinéma cambodgien des années 60-70.
Dans les années 60, le cinéma cambodgien se crée. Le premier long-métrage national aurait été réalisé en 1960 et très vite, les films khmers se développent en nombre. Leur succès est exceptionnel : les stars se créent, les cinémas se construisent et les réalisateurs éclosent, chacun développant ses propres techniques, principalement artisanales. Plus de 400 films khmers sont produits entre 1960 et 1975, et la capitale cambodgienne, Phnom Phen compte alors trente cinémas, un chiffre totalement inhabituel dans un pays asiatique de cette époque.
En 1967, une guerre civile éclate dans les campagnes du Cambodge. Le conflit oppose le Parti Communiste du Kampuchéa, un parti d’opposition violente créé en 1951 surnommé "les Khmers Rouges" et leurs alliés, au gouvernement du Cambodge. Cette époque est, paradoxalement, celle de l’apogée du cinéma cambodgien. Alors que les combats font rage dans la province, les habitants de la capitale ne peuvent plus sortir de Phnom Penh : il ne leur reste plus qu’à aller danser ou aller au cinéma. Les films qu’ils vont voir sont fortement inspirés du folklore national, un peu à la manière du « Bollywood » indien. C’est l’époque ou des films comme « l’Homme Serpent », « l’homme Crocodile » ou « un Aiglon quittant son nid » ont un succès fracassant.
Mais en 1975, le Cambodge tombe aux mains des Khmers Rouges, dirigés par Pol Pot. 1975 devient alors « L’année Zéro » dans la terminologie khmer rouge, dont l'idéologie consiste à faire table rase du passé pour construire un « monde et un homme nouveaux ». Dans ce contexte, toute forme de progrès est jugé néfaste au « développement ». Les films, symboles de ce progrès, sont majoritairement détruits ou effacés ; on tue, emprisonne ou exile les réalisateurs et les acteurs; on détruit les cinémas pour en faire des karaokés. Cette entreprise de destruction, qui ne se cantonne pas seulement au cinéma et aux images, dure jusqu’à la chute du régime khmer rouge, en 1979. En 4 ans, Pol Pot supprime des centaines de films.
« Le Sommeil d’Or » cherche à ressusciter ce cinéma laissé pour mort. Davy Chou, petit fils d'un grand producteur de cette époque, entreprend, avec son documentaire, de retrouver les témoins survivants de cet âge d’or et de les faire raconter leur histoire. Non seulement les acteurs et les réalisateurs, mais aussi les spectateurs et même les bâtiments qui abritaient les cinémas.
Ainsi, une des grandes forces du "Sommeil d’Or" est de donner à voir les films disparus moins par l’image que par la parole. Le procédé peut sembler paradoxal, surtout pour un film de cinéma. Mais puisque les films n’existent pas, Davy Chou fait le pari de les recréer grâce à la transmission et à l'imagination : en retrouvant ce qui a été « effacé», en faisant parler ceux qu’on a fait taire, Davy Chou crée un lien entre le passé et le présent. De cette manière, le réalisateur se fait à la fois historien et passeur : ici plus que jamais, il s’agit de donner une seconde vie à des personnes qu'on a voulu détruire. (Dans le film « Douch, le maître des forges de l’enfer » de Rithy Panh, le tortionnaire qui gérait S-21 explique que la volonté des khmers rouges était littéralement de « détruire l’âme des ennemis », supprimer toute trace de leur existence).
40 ans plus tard, Davy Chou donne ainsi l'occasion à ces personnes de se servir de nouveau du cinéma pour rappeler qu’ils ont existé. C’est le cas par exemple du producteur Ly You Sreang. Celui-ci n’avait jamais accepté de raconter son histoire devant une caméra de peur que, ses films ayant tous disparus, on ne le croit pas. Le réalisateur Ly Bun Yim, lui, profite de la caméra pour raconter tous ses films dans le détail, allant même jusqu’à en retourner certaines scènes.
A travers ces récits, « Le Sommeil d’Or » livre une merveilleuse déclaration d’amour au cinéma. Au-delà de cela, le film met aussi en lumière le fantastique pouvoir d’un art qui sert autant à définir une société dans son ensemble que ceux qui la composent. Les Khmers rouges l’avaient bien compris : en détruisant les images, ils cherchaient à détruire l’identité de ceux qui les avaient faites et de ceux qui les avaient regardées.
En vain, semble nous dire Davy Chou dans une dernière scène dont je préfère laisser la surprise. La destruction voulue par les khmers rouges n’a pas réussi, et aujourd’hui, malgré tout, l’âge d’or du cinéma cambodgien ne s’est pas définitivement perdu dans les limbes de l’histoire. Pour ses acteurs, pour ses réalisateurs et ses producteurs, « Le Sommeil d'Or » offre désormais une mémoire.
Pour aller plus loin, plus haut, plus fort : L'histoire du cinéma cambodgien, qui se mêle étroitement avec l'histoire cambodgienne avec un grand H est passionnante. N'hésitez pas à jeter un oeil ou deux sur les films de Rithy Panh, qui sont bouleversants et très intéressants sur le rapport à la mémoire.