On ne le dira jamais assez, si la réalisation d’un premier long-métrage est déjà une épreuve pour n’importe quel metteur en scène, la réalisation d’un second long n’est pas à prendre à la légère non plus. C’est le moment opportun pour voir si un auteur ayant marqué une fois son public est capable de transformer l’essai, s’il peut réitérer le coup d’éclat qui a pu marquer ceux ayant pu faire confiance à ce qui était jusque-là un illustre inconnu, en bref, si ce dernier est capable de passer la seconde, de confirmer sa place en tant qu’artiste affirmé. L’année dernière par exemple, en France, on a eu à la fois les très beaux exemples de Thomas Cailley ou encore Nathan Ambrosioni, mais à côté, des réalisateurs comme Ladj Ly ou Romain Quirot, qui ont déconcerté par mal de spectateurs, soit en arrivant déjà au bout de leur formule soit en prenant une direction différente de celle qui a pu faire leur succès. C’est notamment là qu’arrive Xavier Legrand, réalisateur mais surtout à la base, acteurs sur les planches du théâtre, qui après un premier court-métrage en 2013 très remarqué, a frappé très fort avec Jusqu’à la garde, autant d’un point de vue critique que public. Un premier film qui est rentré presque instantanément dans les mémoires, autant pour sa manière de traiter avec efficacité et surtout authenticité (au point de, pour l’anecdote, être étudié aujourd’hui dans les écoles de magistrature) la question des violences conjugales. Confirmant le talent des comédiens Léa Drucker et surtout Denis Ménochet (+ l’encore trop rare Thomas Giora), le réalisateur est reparti avec une ribambelle de prix et d’éloges, promettant une grande carrière qui pourrait être confirmée avec ce Successeur, sorti aujourd’hui dans les salles. Un film à la carrière de festival discrète, dont on entendait surtout des bruits de couloir de déception, et à la prémisse assez quelconque, rien de vraiment reluisant sous le soleil ; narrant le récit d’Ellias, succédant de son père une célèbre maison de Haute Couture française, un cœur semble-t-il un peu défaillant, et quelques broutilles dont une maison au Québec où le patriarche habitait jusqu’à son trépas. Une simple histoire de deuil donc, avec comme originalité le monde de la mode je présume, oui, sûrement, peut-être, si on excepte quelques légers détails.
Je tient à prévenir les lecteurs immédiatement, j’ai toujours tenu à divulgué le moins possibles les éléments d’un film dans mes critiques, à la fois car le spoil reste, quoiqu’on en dise, assez désagréable, et aussi, car je trouve stimulant intellectuellement d’analyser une œuvre en trouvant le bon équilibre entre divulgâche et dissimulation. Quoiqu’il en soit, Le Successeur est le genre de film qu’il vaut mieux, je pense, se prendre en plein poire, en en sachant le moins possible (la bande annonce est parfaite pour ça), et même si je vais faire en sorte de tourner le plus possible autour du pot, je vous conseillerai de revenir après visionnage, que ce soit pour moi et n’importe qui, bien que je vais avant tout parler atmosphère, esthétique et mise en scène, plus qu’histoire ; vous me remercierez.
Alors donc, sommes-nous face à un pur pétard mouillé ou un accomplissement pour ce cher Xavier Legrand ? Eh bien je serai tenté de répondre la seconde option, à un détail près, c’est que si Le Successeur est dans la droite lignée de jusqu’à la garde, les potards sont tellement poussés à fond, que la proposition peut facilement être rejetée à mon humble avis ; d’autant que Xavier Legrand ne fait pas son film sans de gros sabots. La toute première scène représente ce symbole de spirale que vous pouvez apercevoir sur l’affiche et qui annonce à demi-mot ce que le personnages et le spectateur vont vivre main dans la main, soit, une descente aux enfers. Si Le Successeur peut s’apparenter dans son premier acte à un drame familial et intime, plus le film avance, plus ce dernier s’enfonce dans quelque chose de beaucoup plus perfide, retord et imprévisible. Un peu à la manière d’Alfred Hitchcock, le réalisateur embrasse la définition du thriller, qui repose non pas sur une question de suspens (bien que ce dernier soit implacable) mais au contraire sur le scénario, qui place ses personnages dans une situation en apparence anodine, mais qui cache au fil du récit de plus en plus de machinations qui rendent l’issue d’autant plus incertaine qu’haletante. C’est d’autant plus fort que le metteur en scène ose prendre son temps pour installer son personnages principal, son décor et mêmes quelques menus détails qui vont prendre une importance d’autant plus grande alors que le fil de l’intrigue se déroule sous nos yeux. C’est un film impressionnant dans sa manière de troubler le spectateur, de le mettre dans un sentiment de malaise de plus en plus grandissant, voir de faire appel à une réelle imagerie proche du genre, de transformer son film en réel cauchemar qui ne laisse ni indifférent, ni indemne. A la fois car il est proprement impossible de voir venir l’événement réellement déclencheur, mais aussi car le réalisateur y va à fond, et rappel le climax de son Jusqu’à la garde étiré sur toute la seconde moitié du film, autant dans l’atmosphère ultra anxiogène que le drame humain qui est toujours le centre de l’intrigue du Successeur.
En parlant d’humain, c’est bien Marc-André Grondin qui est la vraie star du long-métrage, tous les efforts de mise en scène que je vais décrire ci-après tournent autour de sa performance, de son corps, son ressenti et ses réactions ; des moments où il se « cache » sous ses lunettes de soleil ou qu’il se délivre devant la caméra, totalement impuissant face à ses actions. C’est un rôle difficile à tenir, certains diront à performance, mais qui accroît considérablement le sentiment d’intensité permis par ledit rôle, pas sans subtilité, mais avec beaucoup de nuances. On est face à un personnage sûr de lui, pas loin du cliché des couvertures de top modèle justement, mais qui va se déliter petit à petit sous l’œil avisé de Xavier Legrand. Xavier Legrand qui plus que d’arriver au bout de sa formule, dépasse les acquis de son précédent long et étire le suspens et surtout la claustrophobie de son long-métrage sur une durée tellement plus importante, que le terme film d’horreur en devient approprié. Pour se faire, il use d’une mise en scène tout aussi implacable et impitoyable que son récit, à la fois dans la plastique pur et dure que l’usage qu’il fait de sa caméra. J’ai énormément pensé, en voyant le Successeur à un vrai maestro du cinéma espagnol, Rodrigo Sorogoyen, qui comme Xavier Legrand dans ce long-métrage, n’hésite pas à étirer ses séquences, pour en retirer le plus de malaise possible tout en immergent son spectateur par la même occasion dans l’enfer psychologique dans lequel Ellias se retrouve à plusieurs moments (en plus de faire de ses drames intimes, de vrais thrillers comme pour Madre par exemple). Parfois dans de vrais plans-séquence, assez fixes ou au contraire plus erratiques, la caméra du réalisateur suit avant tout le parcours d’Ellias et brise le personnage voir l’acteur, plutôt que de vouloir démontrer une quelconque aisance technique ; si j’excepte deux plans de transition (temporel pour l’un et géographique pour l’autre), assez gratuits bien que plutôt élégants, Xavier Legrand reste plus que pertinent dans ses choix de composition, en particulier avec sa narration, qui vire drastiquement de genre et de ton d’un seul coup, mais qui est accompagnée par la mise en scène. Une mise en scène plus portée sur le réel et l'intime dans son premier acte, sans réelle fulgurance notoire malgré la scène du défilée qui annonce comme dit plus haut, à demi-mot le parcours du personnage ; puis d’un seul coup, l’esthétique devient plus inquiétante, proche de l’obscurité, plus lente même. A partir du moment où la bascule devient totalement irréversible, le metteur en scène n’hésite pas à garder la tension de son spectateur via plusieurs détails dans sa mise en scène qui explicitent le désir de se rapprocher du cinéma de genre : des ombres dans un coin, un personnage qui toque à une fenêtre au moment où on avait le regard détourné, etc. Tout en resserrant le dispositif narratif, le film se développe encore dans son dernier acte, qui reprend le calme du premier tiers, son côté plus posé, avec pourtant le même sentiment de stress voire de nervosité qui émanait de la mise en scène ; en reprenant une cadrage formellement simple, c’est avec l’indicible et le regard omnipotent du spectateur que Xavier Legrand fait basculer la descente aux enfers d’Ellias dans la pure horreur, et que son talent de metteur en scène devient selon moi, irréfutable.
Au-delà de l’atmosphère troublante et anxiogène livrée par Xavier Legrand dans Le Successeur, ce dernier ne se contente pas de filmer avec intelligence son récit, mais d’encore plus approfondir le fond de son film, dont la trame reste très librement adapté d’un roman de Alexandre Postel par le réalisateur. Plus que de simplement filmer la descente aux enfers de son personnage principal, le metteur en scène parle en fond d’un sujet, ou plutôt d’un concept digne des plus grandes tragédies antique : la relation père-fils, le legs paternel, et surtout cette notion quasi mythologique de « tuer le père ». Une idée, qui sans trop en dire sur le scénario pur et dur, est totalement tordue par Xavier Legrand pour encore plus enfoncer son protagoniste interprété par Marc-André Grondin. Un protagoniste qui coche toutes les cases du mâle blanc viril, de la vitrine de haute couture dont il semble s’être bien implanté en ascendant à son père, mais une figure qui va se déliter sous le joug de ce principe antique amorcé par un faux fusil de Tchekhov, un legs qui annonce déjà la fragilité d’Ellias, son cœur, qui l’inquiète comme il a pu arracher la vie de son paternel. Bref, on est face à un personnage se cachant derrière une succession, une figure, mais qui est bien plus faillible que ce qu’il laisse croire sur les shootings photos, jusqu’au dernier plan ô combien ironique à ce sujet, entre un visage pris à un instant T et un autre, moins factice, alors que le spectateur a pu en filigrane découvrir toute la vraie personnalité craintive et désespérée d’Ellias.
Justement en parlant d’ironie, en plus de tordre le concept de « tuer le père », Xavier Legrand joue aussi avec le concept de virilité, la figure de mâle alpha totalement pervertit par une situation d’horreur. Les longues scènes, en plus de servir l’atmosphère pesante, sert dès lors aussi le propos, en filmant en temps réel la déliquescence du mental d’Ellias, le mettant dans une position totalement insoutenable qui brise sa coquille (jusqu’à le voir en mettre une autre avec un casque de moto). Pas sans gros sabots encore une fois, on voit Ellias pleurer, crier, se pisser dessus même, le genre d’acte ô combien héroïque, jusqu’à des actions de plus en plus critiquables, qui placent le protagoniste dans une posture là aussi pas inconnue des tragédies grecques : l’anti-héros. On a beau être en empathie complète avec Ellias, aussi nerveux que lui suite à une scène aussi traumatisante, son parcours, lui, devient de plus en plus difficile à accepter alors qu’il s’enfonce petit à petit dans la merde jusqu’à ce que, tiré d’affaire, il se voit encore détruit par le destin dans une scène d’une cruauté sans nom, pervertissant encore plus legs du père, qui tue mentalement petit à petit son fils (et ce , sur fond de Michel Fugain). Le Successeur est un film tout simplement imprévisible dans son écriture, mais qui malgré quelques passages plus attendus, pour ma part trop convenus, réussit à offrir un thriller haletant extrêmement efficace, mais n’oubliant encore une fois jamais le facteur humain, et développant un personnage ambiguë, brisé et tragique. Bien que le réalisateur ne soit pas le plus subtil à ce sujet, il offre à son spectateur un réel hommage à la tragédie dans sa forme la plus pure, pousse les potards assez loin pour à la fois radicaliser son œuvre que la rendre d’autant plus puissante. Entre la musique de SebastiAn, aussi lourde et nerveuse que le rythme, le principe de poétique poussée à son maximum jusqu’à ce que certains pourraient appeler de l’absurde, etc. Mais en même temps, c’est un peu le principe de la tragédie, d’aller toujours plus loin afin de provoquer un sentiment de catharsis envers son spectateur, et ici, d’autant plus souligner l’horreur de la situation, la violence de l’homme dans un portrait totalement pervertit, entre la jubilation esthétique et l’effroi du moment. Le Successeur est un film extrêmement efficace, à la fois car son scripte prend le temps d’installer ses enjeux, ses personnages et son fond pour mieux jouer avec, mais aussi car la simplicité de l’ensemble permet au réalisateur d’approfondir encore plus la puissance des scènes et des tons, entre l’horreur et le drame, entre l’intime et l’universel, du deuil à la succession.
Après un premier long coup de poing Xavier Legrand passe définitivement la seconde avec Le Successeur, un film pas des plus subtil mais incroyablement puissant dans ses deux tonalités : le tragique et surtout l’horreur. Une descente aux enfers à la mise en scène implacable, qui place le spectateur dans une position aussi inconfortable que son protagoniste mais qui réussit à rester tout aussi passionnant dans sa forme infernale que son fond tragique ; avec des comédiens au sommet de leur art.