« Il paraît que tu as écrit un film d’amour » demande un homme à Fernando Solanas lorsque s’ouvre le Sud.
Très belle idée qu’a eu Solanas. Belle idée en effet que d’avoir privé son personnage principal d’une des plus grande révolution politique qu’a vécu l’Argentine. Après cinq ans derrière les barreaux, Floréal quitte sa cellule ; cinq ans durant lesquelles la dictature du pays menée par le général Videla a progressivement sombrée pour s’éteindre en 1983. En écartant d’emblée la révolution des souvenir de Floréal, Fernando Ezéchiel Solanas nous introduit dans un décor vide. Vide d’abord au sens propre car Floréal arpente des rues sans vies où les traces de cette révolution passée ressurgissent le temps de surimpressions, d’images furtives et troubles des souvenirs qui n’existent pas. Mais aussi vide politiquement car Floréal n’a pu assisté au renversement de Videla. C’est en tout cas le point de départ. Car là où est justement le génie de Solanas, c’est que le film, sous couvert d’une histoire d’amour certes passionnante formellement, n’est finalement qu’une grande fresque politique, un grand cri de joie après des années de terreur.
Il y a en réalité deux films dans Le Sud. Le premier raconte l’histoire de Floréal qui, après avoir purgé cinq ans derrière les barreaux, retrouve enfin sa liberté, du moins physique. Dans ce film, Floréal va entamer une sorte de chemin de croix où ses amis du passé reviennent d’entre les morts pour lui conter les évènements qu’il a manqué durant ses années de prison. De là commence une déambulation nocturne où Floréal va tout faire pour s’approprier des souvenirs qu’il n’a pas eus : la révolution Argentine et le renversement de Videla. « Les rues sont remplies d’absences » dit le chanteur Amado à Floréal lorsqu’il le croise à sa sortie de prison. Le personnage traverse en effet des rues complètement désertes mais que l’on sait chargées de sens et de souvenirs. Cette phrase définie à elle seule le film dans son ensemble : l’histoire d’un homme qui cherche son histoire. Comme si le film lui-même reprochait à Floréal d’avoir manqué ce moment crucial, il ne le laissera pas rentrer chez lui tant qu’il n’aura pas effectué cette croisade absurde du souvenir. Ainsi, la nuit urbaine se transforme petit à petit en purgatoire où Floréal, entre la vie et la mort, tentera d’aller de l’avant en puisant dans la mémoire passée. Obsédé par l’idée de vérité et sa soif de connaissance, Floréal va chercher à en savoir le plus possible sur ce pan de récit qu’il ne connaît encore : cette fameuse révolution mais également la vie de sa femme Rosi.
Floréal aime Rosi. Avec elle, il a eu un fils. Toute sa vie, il a aimé lui faire l’amour, la toucher ou simplement la regarder. Et le thème du double inhérent au film se propage également dans les couples. Avant d’aller en prison, nous apprenons que Floréal a trompé Rosi avec Maria, une jeune femme qu’il a rencontrée en se cachant des autorités. De la même façon, Rosi tombe amoureuse de Roberto, un français réfugié et collègue d’usine de Floréal. Ici l’amour est une affaire de composition de plan. L’unité des êtres, exprimée à de nombreuses reprises par des effets de miroirs, par la surimpression des corps, par le biais de reflets dans les vitres ou tout simplement du montage peuvent, dans un même élan, rompre cette unité lors des moments de conflits. Les corps se divisent aussi vite qu’ils s’étaient unis et nous affichent finalement un passé corrompu et des souvenirs altérés par la folie de Floréal ne pouvant plus toucher Rosi que dans ses rêves.
C’est ici que prend forme le second film qui compose Le Sud. En cherchant à puiser dans le passé, Floréal ne fait que déterrer des fardeaux qui l’empêche de progresser dans son pèlerinage. En contrepoint du premier, le second film ne repose que sur un seul et unique mouvement contraire. Car si nous pouvons admettre que le travelling arrière reproduisait chez Alain Resnais le chemin de la mémoire et du souvenir, c’est ici vers l’avant que le mouvement est effectué. « On ne peut pas vivre en sachant tout » conclu l’ami de Floréal avant de retourner parmi les morts. C’est en réalité l’oubli qui permettra à Floréal de continuer à vivre, ce même oubli qui permettra au jour de se lever dans l’ultime plan. Par ce travelling avant, Solanas tente d’évincer tout un pan de l’histoire Argentine. Ce temps où les massacres perpétrés par le général Vidal étaient quotidiens. Temps que le cinéaste représente dans une séquence où l’on voit la bureaucratie enfumer littéralement ses locaux pour les faire disparaître complètement. Il cherche à gommer ce sombre épisode de la mémoire collective et déclare par ce geste, l’amour qu’il a pour son pays.
C’est lorsque Floréal aura accepté d’accompagner ce mouvement vers l’avant qu’il en comprendra le sens et qu’il sera enfin capable de retourner auprès de sa femme et d’embrasser une nouvelle Argentine. Seul la révolution compte. Elle est gravée sur chaque pavé (les tractes révolutionnaires jonchent littéralement les rues jusqu’à les couvrir totalement) et surgit entre deux plans sous la forme de marches populaires et infantiles.
« Il paraît que tu as écrit un film d’amour » demandait un homme à Fernando Solanas lorsque s’ouvrait Le Sud.