1985. Alors que l'industrie du cinéma HK s'enlise dans une surproduction de comédies sans inspiration et de films de kung-fu purement commerciaux, deux hommes discutent au petit matin, nichés dans la baie de Hong-kong. L'un d'entre eux se nomme John Woo, ancien assistant du grand Chang Cheh et à présent réalisateur à la Golden Harvest avec déjà un paquet de films à son actif. L'homme est surtout profondément attristé de ne pas pouvoir tourner les films dont il rêve, des polars d'action mélancoliques aux héros à la fois tragiques, romantiques et pleins de rage. Il se sent prisonnier d'un système qui le bride et l'humilie dans ses aspirations. L'idée de quitter le métier lui trotte dans la tête... A ses côtés, Tsui Hark, un autre artiste aux idées révolutionnaires qui a décidé de bâtir sa propre maison de production, Film Workshop. Tandis que le ciel pâlit, Hark tente de convaincre son compagnon: oui, un nouveau cinéma est possible. Une collaboration est proposée. Woo, le désespéré, l'incompris, savoure le lever de soleil d'un oeil neuf. Quelqu'un, enfin, va lui donner les moyens de ses ambitions.

Un succès critique considérable et un record d'affluence dans les cinémas plus tard, l'Histoire a finalement donné raison à ces deux rêveurs marginaux. "A better tomorrow" (titre international du film) fut un succès sans précédent et résonne, encore aujourd'hui, comme un polar majeur qui aura marqué la naissance d'un genre, l'héroic bloodshed, que Woo développera rapidement jusqu'à la création de véritables gun-opéras ("The Killer" et "A toute épreuve"). En effet, à la confluence des tragédies grecques, des Wu Xia Pian (films de chevalerie chinoise), des films de Yakuzas, des westerns de Peckinpah et des polars de Jean Pierre Melville, le Syndicat du Crime contient en germe toutes les obsessions, toutes les influences de son auteur. Un héros Woonien est un être souffrant, incapable de trouver véritablement sa place dans le monde. La violence est toujours pour lui un moyen de se connaitre enfin, comme autant d'épreuves initiatiques qui le forcent à être, et plus seulement paraitre, en agissant véritablement sur son destin. Le dialogue entre deux personnages principaux est, à cet égard, éloquent:

- Tu crois aux dieux ?

- Oui. J'en suis un moi-même. Certains étaient des Hommes. Tu es un dieu lorsque tu contrôles parfaitement ton destin.

- Il y a toujours quelque chose qui nous échappe. On ne peut pas tout maitriser.

- Bien sûr que si.

Le type qui a l'air si confiant en ses capacités est Mark Gor, interprété par Chow Yun-fat, un acteur qui n'a alors jamais réussi à percer malgré de nombreuses comédies et autres films sentimentaux douteux à son actif. "Le Syndicat du crime" va le propulser vers des sommets insoupçonnés: sa classe naturelle, sa belle gueule, son jeu intense vont enfin exploser dans ce film au point d'en faire en quelques semaines la plus grande star de films HK de tous les temps ! Sourire goguenard, lunettes Rayban, allumette au coin de la bouche, vaste imperméable noir et, surtout, un berreta dans chaque main, Chow bouffe la pellicule malgré quelques grosses maladresses: sa "cooltitude" est parfois forcée jusqu'au cabotinage et même ses scènes les plus dramatiques sont un peu gâchées par des tics d'interprétation (la lèvre inférieure qui tremble, mon Dieu...) qui, fort heureusement, seront corrigés dans ses films suivants. Chow n'est clairement pas encore à son meilleur niveau mais possède une telle intensité et un tel charisme que son personnage de Mark deviendra instantanément une icône du cinéma.

Le trio principal se compose aussi de Ti Lung, dans le rôle de Sung, et de Leslie Cheung qui interprète Kit. Ce dernier, véritable star pop dans son pays, avait décidé de se lancer dans le cinéma, pour notre plus grand malheur. Caricatural, aussi bien dans les moments de comédie que de drame, Leslie n'apporte strictement rien au film si ce n'est sa coupe de cheveux branchée... La faute sans doute en partie à la direction d'acteurs plus qu'approximative de Woo puisque Cheung fera bien mieux dans la suite de sa carrière (dès "A better tomorrow 2", en fait)... Quoi qu'il en soit, la plupart des autres acteurs sont à l'avenant, ni catastrophiques ni franchement grandioses à l'exception de Ti Lung. Paradoxalement censé être l'acteur le plus "théâtral" (dixit Woo dans une interview) du fait de sa longue carrière dans les films de sabre de la déclinante "Shaw Brother", le bonhomme réalise la performance la plus subtile, la plus poignante et... la plus réaliste ! Le monde à l'envers, je vous dis...

Ces interprétations fluctuantes sont pourtant compensées par le travail iconique de John Woo qui parvient, en quelques secondes, à poser ses personnages dans toute leur aura mythologique. Un ralenti, une lumière, un accessoire, une pose... on est en plein stéréotype, mais ça marche: les protagonistes laissent une empreinte indélébile sur la conscience du spectateur. Le scénario, très simple, est surtout présent pour justifier la réflexion du réalisateur sur la nécessité de la violence: pour Sung, guerrier de l'ancienne génération, il s'agit de rédemption, son passé dans les triades ayant finalement détruit sa famille; pour son frère, le policier Kit, il s'agit de vengeance, son seul but dans la vie étant de faire payer Sung pour avoir choisi la mauvaise voie; pour Mark enfin, il s'agit de redevenir celui qu'il a toujours été.

Dans la meilleure scène du film, on peut voir ce dernier se lancer dans la première grande fusillade de John Woo, une geste héroique de quelques secondes où le temps se dilate, où les impacts transpercent comme des coups d'épée, où le sang gicle et les corps tombent comme des statues brisées. On n'est pas dans le spectaculaire de ses prochains films, mais Woo donne déjà le la de ce que seront ses gunfights chorégraphiées. Ce tout premier morceau de bravoure de Chow, alias Mark, est également celui de la décadence immédiate puisque une balle dans la rotule le rendra par la suite incapable de poursuivre ses activités criminelles. La seconde partie du film nous le présente méprisé, humilié, battu et enragé. Son retour en avant, lors de l'ultime scène du film, est alors un geste d'une absolue beauté qui n'a d'autre utilité que celle de confirmer son statut de véritable héros. Choisissant une mort plus que probable plutôt que la fuite et la fortune, et ce afin d'aider son ami, Mark devient l'équivalent cinématographique du prince grec Achille qui, dans l'Iliade, préfère la légende à une vie longue et heureuse.

Vous l'aurez compris, malgré une mise en scène parfois bordélique (l'incroyable David Wu fait ce qu'il peut au montage avec ce que lui livre Woo, sans parvenir à insuffler le rythme musical qui le caractérise), des scènes de comédie grotesques en début de film (notamment le détestable tic des réalisateurs HK qui adorent résumer l'amitié à des hommes qui font semblant de se battre en riant et en sautillant partout comme des cabris), des comédiens pas toujours au top et une histoire finalement très simple, l'oeuvre transpire une telle sincérité, un tel amour de ses personnages et une telle philosophie de l'esthétisme que "A better tomorow" se place comme un passage obligé pour tous les amateurs de films de gangsters.

La légende ne fait que commencer...
Amrit
7
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le 8 janv. 2012

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Amrit

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