Après avoir défoncé la porte des années 1990 avec Les Affranchis, Martin Scorsese se lance dans une autopsie de la haute société new-yorkaise de la fin du XIXe siècle dans Le Temps de l’innocence (1993). Réalisé dans le sillage des Affranchis et des Nerfs à vif, et précédant Casino, ce Temps de l’innocence fait figure de curiosité en cette période glorieuse et mafieuse de la filmographie de Scorsese. Voilà donc un film d’époque, en costumes, s’attardant sur les atermoiements d’une jeunesse bourgeoise aux lèvres pincées… De quoi décontenancer (du moins en apparence) les fans des fresques criminelles du réalisateur. Je dis "en apparence" car il va de soi, et ce dès les premières minutes du film, que Le Temps de l’innocence est bel et bien un Scorsese pur jus. Tout y est, formellement comme thématiquement. Ainsi, un long plan séquence virtuose accompagné de sa voix off nous présente, au cours d’une réception, la faune de la haute société new-yorkaise, de la même manière en somme qu’il le faisait pour le milieu de la mafia dans Les Affranchis, et qui deviendra une sorte de marque de fabrique. La thématique phare du Temps de l’innocence, sans surprise, est celle de l’enfermement. En cela, l’enjeu principal pour Scorsese est d’exprimer visuellement cette oppression. Pour cela, le cinéaste se raccroche à un motif qu’il impose très rapidement et qui deviendra récurrent : le cadre. En insistant sur les nombreux tableaux accrochés aux murs, le réalisateur de Taxi Driver nous dit tout ce qu’il y a à savoir sur ce monde. Ces tableaux, qui représentent la plupart du temps des scènes de vie des hautes sphères européennes ou américaines, insinuent l'enfermement de ces individus dans un cadre, des convenances, des traditions, des règles… Régulièrement d’ailleurs, Scorsese compose avec ses personnages des plans éminemment picturaux, mettant ainsi en avant le caractère figé, fossilisé, ou immuable de cette frange de la société, un peu à la manière du Guépard de Luchino Visconti. La thématique de l’enfermement revient inlassablement, Scorsese veille le plus souvent à ce que ses personnages soient enfermés dans le cadre (du film cette fois), comme par exemple lors de certaines scènes de repas où les protagonistes sont encadrés par un couple de bougies qui agissent comme autant d’œillères qui coupent ses personnages de la réalité et du vrai monde (aucun aperçu du New-York populaire ne nous est d'ailleurs montré, renforçant encore un peu plus le sentiment d'enfermement et d’isolement d’une caste hors-sol). De la même manière, le gros du film se déroule en intérieur dans de luxueuse maison aux allures de cages dorées, une vie sous cloche, un monde hermétique dans lequel il est difficile d’entrer (Julius Beaufort à beau être riche, il n’en demeure pas moins un parvenu, une pièce rapportée) et dont il est impossible de s’extraire. Toute tentative d'évasion est vaine. Newland contemple des extérieurs, des ailleurs sur toiles mais demeure conditionné par ce motif du cadre qui le ramène irrémédiablement à sa condition de prisonnier, à la manière d'un poisson dans un aquarium. Scorsese va plus loin encore en poussant le vice jusqu'à filmer les rares scènes d'extérieurs à la manière de tableaux, rappelant une fois de plus l'idée d'un cadre oppressant : une fois encore, tout sentiment d'évasion n'est qu'illusion. Newland abdique finalement, écrasé, broyé par ce cadre qu’il finit par embrasser en abandonnant par là même ses espoirs et ses rêves d’ailleurs (incarnés par sa romance avec Ellen). La mort devient la seule échappatoire, comme semble l'insinuer le plan final dans lequel un Newland âgé, tournant définitivement le dos à son passé et à ses fantasmes de jeunesse, quitte pour la première et dernière fois le cadre sur les notes mélancoliques d’Elmer Bernstein.
Voilà ainsi comment Martin Scorsese, bien loin d’un didactisme indigeste et pompeux, travaille sa mise en scène et ses cadres afin de transmettre le plus instinctivement possible la thématique centrale de son film, participant ainsi à faire du Temps de l’innocence une grande œuvre de cinéma purement scorsesienne.