Orson Welles était doté d’une telle capacité à dévorer tout ce qui l’entourait que quelques cinéphiles négligents croient encore aujourd’hui qu’il est derrière la caméra du Troisième Homme. C’est faire une injustice au très talentueux Carol Reed et à ce splendide opus du film noir britannique, mais c’est évidemment compréhensible.
Alors qu’il n’apparaît qu’au bout d’une heure, Welles écrase le film de sa présence. Par une thématique qui lui va comme un gant, à savoir l’enquête posthume sur une figure d’exception, et la stature d’un fantôme qui semble habiter les moindres recoins du décor, avant d’apparaître avec éclat. Son entrée est exemplaire en termes de mise en scène. C’est d’abord une apparition résolument fantastique, dans l’ombre d’une porte cochère, contrebalancée par une lente arrivée depuis l’arrière-plan, destituant a priori toute la pompe que requiert un personnage de sa trempe ; et pourtant, cette nonchalance et cet étirement du temps affirment au contraire à quel point il habite l’espace, le colonise et impose sa présence sans se soucier d’une pose. La séquence suivante, qui le voit commenter le sort des humains depuis les hauteurs d’une roue de fête foraine, réduits à des silhouettes à la merci d’une chiquenaude, confirme encore sa mainmise. Welles reste et demeure à jamais la plus parfaite figure du méchant, qu’il soit shakespearien ou plus contemporain.
Mais c’est aussi sur le terrain visuel que son influence rode. Le Troisième Homme est un enchantement plastique : dans une Vienne en ruine éclairée avec un génie inégalable, la tonalité est expressionniste : ombres portées, plans obliques, pavé luisant, rues démesurées… la ville est un personnage à part entière, fascinante pour les yeux, angoissante pour ceux qui l’arpentent. Car le chaos qui la caractérise en cet immédiat après-guerre est particulièrement fertile : on y parle toutes les langues, les accents se mélangent, les espions et agents doubles pullulent et les identités fluctuent. Terrain mouvant et instable, le décor est donc le miroir splendide d’une civilisation qui peine à reprendre ses repères : les réflexions sur le romancier, son rapport au récit et aux facilités des récits grands public ajoutent à cette savoureuse confusion.
Cotten, fidèle de Welles, joue parfaitement sa partition et son duo avec Alida Valli dont chaque apparition semble être illuminée pour un portrait du Studio Harcourt fonctionne à merveille selon les codes du film noir.
Ne manque plus qu’un rythme trépidant (délicieusement accompagné de la célébrissime cithare d’Anton Karas) et une séquence d’action, ce qui sera livré avec brio grâce à une séquence de poursuite dans les égouts qui restera dans les mémoires. Le formalisme de Carol Reed est de chaque plan, mais son plaisir ne nuit nullement au propos général : il est au contraire en totale adéquation avec ce conte retors, où l’on avance à grand renfort de fiction, de miroirs déformants et d’affabulation. Autant d’éléments frappants qui permettent au film d’accéder lui-même au statut de légende.
(8.5/10)