La déception relative face au Troisième homme, ressentie par nombre de spectateurs (et de senscritiqueurs) s’explique peut-être par une erreur d’appréhension.
On attend un thriller, ou un polar. Or le Troisième homme n’est, en rien, un thriller, à peine un film noir, et s’il peut effectivement relever du genre policier à enquête, c’est alors un assez mauvais film policier, avec une énigme très rapidement éventée et une action pour le moins réduite. J’ai d’ailleurs le souvenir, très lointain certes, d’avoir été déçu par le Roman de Graham Greene pour les mêmes raisons. J’attendais un polar.
Pourtant, dès le prologue, Carol Reed semble suggérer d’autres perspectives – un prologue aussi bref que dynamique, presque documentaire, Vienne après la guerre, dévastée, éventrée, « libérée » et occupée par les forces de libération, réparties en quatre zones aux quatre points cardinaux, américaine, anglaise, française et russe. Le centre seul est international, tous y cohabitent, mais ils ne parlent pas la même langue, à peine quelques bribes d’allemand, ils ne se comprennent pas.
(Et, belle trouvaille, subtile et immersive, le spectateur est logé à même enseigne – puisque les propos, énoncés d’abord en allemand (sans sous-titres) ne sont traduits que dans un second temps (et de façon très approximative) par les personnages plus ou moins polyglottes …)
Vienne devient alors le lieu idéal pour tous les trafics - «l’époque du marché noir … Tout le monde en fait plus ou moins dans cette ville. Mais les amateurs ne présentent pas un grand danger … » A ce moment-là l’image présente, non sans cynisme, une forme indistincte, sombre, un cadavre ( ?) croupissant dans des eaux sales.
On voit bien qu’on a tous les ingrédients pour un faux polar, politique et métaphorique, avec Vienne pour personnage principal. On pressent aussi que le bien et le mal seront difficiles à distinguer, qu’ils pourront changer, se confondre selon les regards, les intérêts de l’instant . On peut même avoir l’impression que cette Europe-là a aussi quelque chose d’assez prémonitoire…
Et c’est avec l’arrivée impromptue d’un Américain, évidemment totalement ignorant des codes européens, qu’une série d’événements, bientôt hors tout contrôle, va se mettre en branle.
(Avant même ce prologue, une introduction singulière proposes l’image très abstraite des cordes d’une cithare jouant une ritournelle très enlevée, très décalée par rapport aux images ruiniformes de Vienne – une série de lignes parallèles, mais pas immobiles du fait de la vibration des cordes, qui à ce moment précis deviennent floues …)
La mise en scène, très stylée, traduit avec brillance, ces bifurcations, ces perspectives incertaines, floues, menaçantes, ces enchaînements impossibles à maîtriser : la mélodie déjà évoquée, presque méditerranéenne, totalement décalée (mais pas toujours – avec des dérapages stridents, aux moments où l’action devient impossible à contrôler), les plans débullés, discrètement obliques sitôt que l’on sent que quelque chose ne va pas, le jeu constant, très expressionniste, sur les ombres, énormes et plus qu’inquiétantes, les contrastes violents entre zones éclairées et très sombres, entre ombre et lumière (le meilleur exemple étant l’apparition soudaine et presque subliminale du visage enfantin d’Orson Welles – et l’on sait que son apparition signifie inévitablement sa disparition proche), tout cela explosant dans l’extraordinaire poursuite à l’intérieur des égouts.
Et le travail sur les gros plans, sur les visages, est tout aussi remarquable – travail classique, quand il révèle les faciès inquiétants, lourds de menaces des comparses, plus ambigu quand il s’attache au visage souriant ou inquiet d’Orson Welles, enfant sympathique ou monstre ( ?), et d’une réelle profondeur psychologique quand il scrute les visages des deux principaux protagonistes.
Car le Troisième homme n’est pas seulement un polar métaphorique et politique ; il a aussi une dimension individuelle importante, autour d’une grande question : que privilégier entre l’amitié (ou l’amour) pour l’autre, totalement personnels et subjectifs, et la dénonciation de la monstruosité, qui impose une mise à distance, le fait de tenir l’autre pour un objet ? Le bien et le mal dans tout cela ?
Sur cette question, le personnage de Holly Martins (Joseph Cotten) va constamment évoluer : il ouvre la boîte de Pandore, provoque la succession imprévisible et incontrôlable des événements, va jusque à jouer sa vie – puis tergiverse, hésite, change, refuse de l’admettre, devient flou, un peu lâche, pusillanime … Et à ce titre il n’est pas inintéressant que le rôle de Holly Martins ait été confié à un comédien assez peu charismatique puisque cela en valorise d’autant plus le personnage infiniment plus tranché de la femme. Celle-ci (Alida Valli), moderne Antigone, reste fidèle, jusque, au bout à sa relation amoureuse et fusionnelle, de sujet à sujet, sans concession – jusque à s’y brûler les ailes, jusqu'à se à se sacrifier même au futur improbable de l'Europe. ...
C’est le beau visage d’Alida Valli, entre sourire rare et masque d’inquiétude, entre moments rares d’apaisement et violence presque contenue, mais absolue, qui dit tout cela – bien mieux que les mots ne sauraient le dire.