Il est question d'ondes dans le nouveau film de Miyazaki Hayao. Je refuse de dire que ce sera là son dernier. Ondes de choc, séisme, ondées pluvieuses, longueur d'ondes amoureuses... Travail des courbes, des lignes infléchies et modulées, en ondulation. Le sujet n'était à priori pas affriolant, mais une bande annonce muette sublime et une aura de chef d'oeuvre achevaient d'aiguiser ma curiosité. Et cette onde de choc, je me la suis prise en pleine poire.
Il faut insister sur la richesse thématique de ce long métrage. Première strate, l'aspect réaliste et documentaire. La précision historique du document est rigoureuse et passionnante. Le point de vue japonais sur les préparatifs de la Seconde Guerre Mondiale, débarrassé de tout nationalisme ou de toute propagande, est d'une rareté précieuse, plus encore en matière d'animation. D'autant que Miyazaki n'est pas polémiste, il est artiste. Son film est donc d'une neutralité et d'une épure face à l'histoire qui forcent l'admiration. Ce point de vue nippon confère également pour le spectateur occidental moyen une impression de découverte, de perte de repères temporels, car le film est de ce point de vue particulièrement retors, voire avare. Personnellement, je pensais au début que le film se déroulait à la fin des années 1930 pour l'enfance du personnage, mais j'ai commencé à mesurer mon erreur avec le grand séisme et l'incendie de Tokyo, que je savais situé au début/milieu des années 1920 pour avoir lu une biographie de Kurosawa il y a quelques temps. Un peu après, on parle aussi de l'année 1932n ce qui permet de plus se situer. Grosso modo, Le vent se lève commence à l'ère Taisho (le tout début du film) et se poursuit dans la première partie, dite militariste, de l'ère Shôwa. Et de ce point de vue, non seulement il est précis et bien documenté, mais il ancre totalement la progression de son récit sur cet arrière plan économique et social : retard technologique et pauvreté, sentiment national et méfiance / haine de l'américain, affinités avec l'Allemagne, puis armement en vue d'une future guerre, prémisses du nazisme en Allemagne (jolie séquence "expressionniste"), et finalement, la Guerre, laissée dans un arrière plan lointain, car comme le dit sans cesse notre héros, il veut "dessiner de beaux avions". Cette neutralité totale amène Miyazaki à fournir à son personnage la figure tutélaire de Caproni, ingénieur en aéronautique au service de Mussolini - ce que l'on comprend assez facilement. Que ce soit d'ailleurs bien clair : il n'y a pas de malaise ou d'ambiguité du film vis à vis de la guerre et de l'armement. Si ce n'est pas son sujet, les nombreuses séquences oniriques qui tournent lentement au cauchemar, sur fond d'incendies, de bombardements et de destruction, indiquent parfaitement ce que pense le cinéaste du "funeste destin" de ces machines volantes. Outre ce fond politique, économique et historique d'une belle précision, le film se double d'un aspect documentaire dans sa dimension aéronautique. On s'attache bien à suivre notre personnage dans ses études, son travail, ses réussites, ses échecs. Son rêve était de voler ou de faire voler, et l'on voit très précisément comment il se donne les moyens d'y parvenir.
Il y a donc des discussions très techniques dans le film et tout un vocabulaire adapté qui pourraient être rébarbatives si elles n'étaient pas aussi harmonieusement dispensées, et majoritairement placées en première moitié du spectacle. Et puis il y a l'onirisme fou. Jirô est un rêveur né, un idéaliste obnubilé par son rêve et sa passion, pour laquelle il sacrifie tout. C'est un artiste au sens fort du terme, ce qui n'est pas sans créer un certain égoïsme, voire une cruauté, que le tour de force du film est de parvenir à faire oublier. Les séquences oniriques, conçues comme des décrochages et des télescopages pas toujours annoncés comme tels, sont toutes superbes. Coloris somptueux, textures magnifiques, ondulations des paysages et des formes omniprésentes, porosité entre le réel tel que perçu par le maître et son univers merveilleux qu'on connaît déjà si bien. Jiro est myope et pour lui tout est question de voir plus loin, de voir autrement. Un prologue renversant et entièrement muet (!) nous présente un premier rêve d'aviation totalement délirant, en apesanteur parfaite et qui donne le ton pour tout le reste du film. Même après son réveil, lorsqu'il émerge dans un monde encore flou puis se rend à l'école, le silence règne. Silence auquel le cinéaste nous avait peu habitués, avec un travail éblouissant sur le son et les bruitages.
Joe Hisaishi signe d'ailleurs une de ses plus belles partitions, avec des sonorités folkloriques très occidentales tout d'abord, puis l'émergence progressif d'un thème lyrique renversant, par petites touches : d'abord au piano, puis avec un quatuor restreint, puis à l'orchestre. L'apparition de ce thème dans le film correspond par ailleurs à la naissance de l'amour, et la répartition entre moments musicaux et moments silencieux et d'une éloquence rare. Ainsi de la séquence du grand incendie faisant suite au séisme. Pas de musique, seulement le grondement de la terre et le vent qui siffle, qui hurle, qui gémit. Ce morceau de bravoure proprement terrifiant doit être d'ailleurs encore plus impressionnant pour un public nippon, plus habitué et marqué historiquement par de telles catastrophes. Grand moment aussi, lorsque filmant les habitants et les faubourg juste après les premières secousses, un profond silence n'est brisé que par les pleurs d'un enfant que l'on ne distingue même pas. Dans une veine plus réaliste, Miyazaki se rapproche alors d'un autre maître du genre,le Takahata du Tombeau des lucioles.
On oublie souvent que l'on regarde un film d'animation, tant, au delà de l'aspect graphique irréprochable, se révèle une mise en scène digne des plus grands auteurs. Cadrage, découpage, mouvements de caméra, sens inouï du rythme, tout dans le film est absolument parfait, splendide, émouvant. Surtout, Miyazaki réussit l'exploit de filmer l'invisible, de le révéler par touches avec une grande subtilité. Alliant réalisme quasi documentaire à un lyrisme échevelé empreint d'un merveilleux diffus, on assiste peu à peu à l'édification d'une romance aussi inattendue que bouleversante. Retrouvailles émouvantes, fragilité de l'être aimé, des silhouettes soumises aux éléments naturels (la pluie, le vent, le feu), sens du détail qu'on lui connaissait déjà, et grâce de tous les instants. Longs moments de rêve éveillé lors du repos à l'hôtel, sous la double égide de Valéry (poète tutélaire du film, dont le vers célèbre "Le vent se lève, il faut tenter de vivre" scande sans cesse le récit) et de Thomas Mann ("la Montagne magique", cité dans le film par un autre transfuge, et référence qui est tout sauf gratuite). Et éblouissement absolu enfin, lors d'une séquence de mariage funèbre et tragique sortie tout droit d'un film de Mizoguchi (je pense surtout à L'impératrice Yang Kwei Fei) et qui ferait couler des larmes à une pierre fossilisée.
Car notre génie des airs préfère sacrifier ses amours terrestres, et pourtant sincères, à l'aboutissement de son rêve. Il dessinera un bel avion, un avion parfait, léger, porté par le vent. Et si l'amour de sa vie doit en mourir, alors il vivra ce qu'il peut de cet amour tout en travaillant. Ce pourrait être simplement cruel et monstrueusement égoïste, mais le film à l'intelligence et la subtilité nécessaires pour que ce ne soit jamais ce ressenti qui domine. Nahoko n'est forcée à rien, car elle a compris l'importance vitale pour Jiro de ce rêve d'enfant, et surtout, parce qu'elle lui doit déjà la vie à ses yeux. C'est donc un monument de bonté et d'abnégation faite femme, qui consent à se laisser dépérir, à survivre à côté de son homme qui fume en planchant sur ses dessins, pourvu que ce dernier lui tienne la main. La tendresse et la mélancolie infinies avec lesquelles tout ceci est montré forcent le respect et parviennent à faire d'un personnage qui, si on prend du recul avec la magie du cinéma, n'est pas des plus recommandables, quelqu'un de touchant.
La vision sereine d'un vieux maître incontesté de son art c'est aussi cela, transfigurer un fait national lourdement chargé de sens et de sang pour en tirer une oeuvre poétique d'une épure et d'une beauté absolues, et faire oublier que derrière le visionnaire idéaliste se cache un homme responsable indirectement de dizaines de milliers de morts, lourd tribut que le film n'oublie pas totalement, mais montre avec la sérénité d'un vieux sage qui nous suggère de ne pas condamner, mais de ne pas oublier. Beaucoup parlent à ce sujet d'un film somme, puisqu'annoncé comme le dernier. J'y vois plus volontiers l'accomplissement d'un projet éminemment personnel, première franche incursion dans un réalisme qu'on ne lui connaissait pas à ce point, mais totalement possédé par une vieille obsession du cinéaste, le lien indéfectible entre les machines volantes (farfelues ou non, présentes dans tous ses films jusqu'alors) et l'élément aérien, source de tous les registres poétiques. Une grande respiration, loin au-dessus des nuages.