Pour beaucoup, le langage du cinéma muet est une forme d’altérité. Si aujourd’hui on continue de regarder et d’aimer les films de Chaplin ou de Keaton, c’est parce qu’ils font partir des cinéastes qui, par le biais du burlesque, ont réussi à dépasser le seuil de l’intertitre. Car s’il y a bien quelque chose qui perturbe beaucoup de spectateurs (cinéphiles ou non), au-delà du noir et blanc et de l’absence de son, c’est le rythme saccadé qu’impose l’écrit. Une aberration allant à l’encontre de la toute-puissance de l’image. Mais, il ne faudrait pas croire qu’il s’agit d’un problème de notre époque : déjà dans les années 1920, décennie de la maturité du muet et de la transition vers le parlant, il était d’usage de limiter l’usage de l’intertitre que ce soit avec des teintures (le bleu pour indiquer que la scène se déroule nuit, ou le doré pour dire qu’il fait jour) ou la diégétisation de l’écrit (je pense à certains plans dans le magistral, et définitif, Tabou de Murnau (1931)). C’est qu’au début des premières formes narratives, une partie du cinéma s’était donné la tâche d’atteindre l’épique du roman : « […] moi je fais des romans avec des films » aurait-dit D.W. Griffith (selon l’anecdote relatée par Serguei Eisenstein). On pourrait aujourd’hui lui rétorquer qu’à force d’avoir mis tant d’intertitre il a presque mis le roman, sous sa forme écrite, dans le film. C’est le cas en particulier d’Intolerance (1916), où l’on a parfois l’impression de lire l’histoire plutôt que de la regarder. Mais ce serait évidemment injuste envers Griffith tant son apport du montage et du gros plan fut décisif dans la compréhension du pathos cinématographique. Et même, j’estime qu’on peut trouver une forme de noblesse esthétique dans l’intertitre. Il est évident que, sur un site qui s’appelle «entre-temps», on s’attend à ce que je vante le temps mort imposé par les intertitres du muet. C’est tout à fait vrai, et c’est le malheur d’avoir choisi un thème aussi ciblé. Mais il me semble que cette idée comporte une complexité que j’aimerai étayer ici.
C’est en regardant *Le Voleur de Bagdad* de Raoul Walsh (1924) que j’ai compris l’aspect littéraire du muet. Pour résumer : dans un Bagdad tiré des *Milles et une nuit*, un voleur (Douglas Fairbanks) tombe amoureux d’une princesse (Julanne Johnston), cible de beaucoup de prétendants mal intentionnés. Je me permets d’arrêter ici mon résumé, l’histoire est si simple que l’on imagine parfaitement l’ensemble des péripéties qui auront lieu. C’est que le film, produit et écrit par Fairbanks, cherche à être une histoire facilement reconnaissable et surtout une forme de livre pour enfant. Car, non seulement on raconte un conte « oriental », mais l’image illustre cette histoire. C’est d’autant plus flagrant lorsque l’on voit le soin apporté au décor, alliant la démesure de l’expressionisme allemand et l’ornementation orientaliste. La caméra filme les personnages de loin, donnant l’impression qu’ils sont comme des silhouettes se déplaçant, ou plutôt longeant, d’immenses infrastructures. *Le Voleur de Bagdad* se présente donc en grande partie comme une grande illustration animée. Les plans se succèdent d’ailleurs comme si on tournait les pages d’un livre d’image. Il y a évidemment beaucoup de moments qui se rapprochent des personnages : le corps musclé et agile de Douglas Fairbanks est le centre d’intérêt de la caméra. Il rit face aux ennemis, se bat face au dragon et surtout passe d’un décor à l’autre en un saut. Fairbanks est la figure humaine principale qui rentre en conflit plastique avec le milieu dans lequel il évolue : il s’y débat et, in fine, capte l’attention dans ce fatras esthétique. Il y a du burlesque chez lui, tant son corps semble être un élastique prêt à tous les dangers. [...]
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