Film maniant parfaitement l'art du décalage, Le Voyage au Groenland nous raconte les tribulations d'une paire d'amis - losers attachants perdus au milieu de nulle part - qui partage le temps de leur séjour le quotidien d'une tribu d’Inuits parmi laquelle le père d'un des personnages a choisi de s'installer.
Décalé donc, comme le soulignent les vêtements des personnages: t-shirt de Tokyo ou d'Australie pour les uns, bonnet de Paris pour l'autre alors qu'ils sont à des miles de ces endroits-là. Effet de distanciation aussi à cause du fossé de la langue qui sépare indigènes et ces gens de passage, empêchant toute forme de communication orale. Toutefois, leur sensibilité d'acteurs qu'ils sont à Paris (intelligente mise en abîme dotée d'un certain sarcasme tant on se demande si Thomas Blanchard et Thomas Scimeca ne jouent pas là un rôle de composition et n'incarnent donc qu'eux-mêmes [d'ailleurs leur prénom dans le film sont leur prénom dans la vie réelle]) leur permet de s'ouvrir à l'autre et d'échanger, principalement par les émotions et donc le non-verbal. En effet, au milieu de ce peuple si étranger, ils s'adaptent – ou feignent de le faire - aux mœurs locales, acceptant les plaisirs simples et écoutant le récit parfois tragique de certains de ses habitants vivant parmi une nature cruelle et sauvage.
Innocente et casanière, elle, cette paire d'acteurs loufoques soutient sur leurs frêles épaules tout le film - sans jamais vraiment céder. Duo à la Bouvard et Pécuchet, ils héritent de cet autre couple le ridicule et l'impression d'être toujours à côté de la plaque – tout en croyant être dans le vrai. Néanmoins, Sebastien Betbeder, le réalisateur, manifestant une certaine empathie envers eux, leur épargne l'ironie sévère voire le mépris de Flaubert et leur attribue des vertus humaines telles que la compassion, la compréhension, la délicatesse qui nuancent leur relative niaiserie et en font des êtres touchants qu'on ne peut qu'apprécier.
A partir d'un cadre si réduit, parvenir à construire un long-métrage qui tient la route est une performance qu'il convient de souligner. Betbeder, s'il faillit quelque peu en ne réussissant pas à éluder une certaine monotonie dans le traitement du sujet (difficilement évitable, il est vrai, étant donné le décor) propose un moment émouvant et drôle, avec des acteurs au jeu très juste et au charme plein de subtilité (surtout T. Blanchard) tout en nous plongeant dans la vie si éloignée des nôtres de ces inuits et en restant à distance du style documentaire et de la tentation sentimentaliste.