J'ai eu la chance inouïe de grandir au sein d'un entourage absolument pas versé dans la culture populaire américaine, bien au contraire, accumulant zèle sur zèle pour s'en détourner dans certains des plus absurdes et touchants acharnements. J'imagine que c'est une grande chance aujourd'hui de découvrir un dessin animé du studio de la donzelle blanchâtre et des sept nabots avec des yeux un brin plus adultes... car, comme chacun sait, le souvenir d'un regard enfantin n'est pas le meilleur juge pour discuter de la qualité d'un film et donne parfois certaines des plus épiques conneries lors de discussions à propos de telle ou telle oeuvre animée au nom à l'indistincte renommée.
J'avais vu les 101 clébards mouchetés il y a déjà des années, en cette période de belle lucidité, alors que je dévorais, sur le tard et déjà adulte, ces pellicules de dessins mouvants avec la voracité d'un hobbit devant un feu d'artifice de vieillard en guenilles grisâtres et la délectation, plus réfléchie, de l'un de ceux que l'on pourrait qualifier "d'amateur d'Art", quand bien même ce dernier mot aurait une quelconque signification. Mais je n'en gardais qu'un souvenir assez ténu, dilué dans tout un tas d'autres sujet euphoriques en bien des points plus fascinants, comme un orang-outan cherchant le secret du feu ou un pantin avalé par un megalodon.
Pourtant, Les 101 quadrupèdes constellés est un film traînant avec lui quelques noms plus que valeureux, enferrés dans une période artistique divine au charme aujourd'hui assez improbable.
Déjà le film est en partie réalisé par Wolfgang Reitherman dont on reconnait immédiatement le style griffonné qui fera tout le panache de son art dans son adaptation du conte de l'ours, de la panthère noire et du tigre. Ensuite, on a une galerie de dessinateurs possédés d'un talent qui, force est bien de l'admettre, ne saurait trouver une équivalence quelconque aujourd'hui. John Lounsbery, Eric Larson, l'omniprésent Ollie Johnston ou encore Franklin Thomas, celui qui conçut la scène de glissade sur lac gelé entre faon bancal et lapin taquin.
Et encore une fois, et je suis désolé pour les quelques uns qui liraient ça à chaque fois mais je suis bien obligé d'en parler, on retrouve Milt Kahl.
Comment dire... Milt Kahl, dessinateur et animateur, est un type que je placerais sans hésiter une seconde dans mon top 10 artistes aux côtés, entre autres, de Géricault ou Giacometti si un tel top existait sur un tel site. En gros, Milt Kahl est une sorte de dieu pour moi, une entité intouchable et immortelle, donnant vie à n'importe quelle feuille de papier en une poignée de traits, un bouquet de déliés et une inspiration déchaînée. Une sorte de Ray Harryhausen du crayon, le Dr. Frankenstein du gribouillis, créateur de vies griffonnées au quotidien, magicien de son état. Ses croquis griffés sont d'une justesse sidérante et le tout trouvant l'éveil dans le mouvement restera à jamais l'une des expériences cinématographiques les plus fabuleuses.
Bref, tout ça pour dire que l'histoire des 101 boules de poils trouve ici, une fois de plus, sa place magnifiée dans ce deuxième tiers du siècle dernier. Comme tous ceux de sa noble lignée, le film reste en bien des points facilement identifiable tout en s'entêtant à demeurer nullement comparable avec aucun autre. Une présence humaine plus appuyée pour une fable de mammifères quadrupèdes, chose tout à fait singulière et qui pourrait d'emblée repousser. Ce serait faire erreur et passer devant la réalisation enivrée de cette comédie animale sans chanson d'une grande finesse. Il y a sourires et il y a rires. Il y a une touche de mélancolie et une gerbe de stress. Et il y a 101 palettes d'encre de chine qui galopent ardemment sous le tracé amusé d'un panier de génies.