La voix-off sied parfaitement à la mise en scène frénétique de Scorsese : par ces informations qu'on nous fait avaler comme on gaverait une oie, ce mouvement constant de la caméra, et le manque de recul total sur les situations qui nous sont présentées, c'est le spectateur qui est mis directement dans l'esprit de Henry Hill (Ray Liotta). Rarement on aura été aussi plongé dans le monde d'un personnage, ici fait de luxe clinquant, de violence banalisée et de femmes objets. Ce que dit Karen (Lorraine Bracco) durant le film peut s'appliquer au spectateur : "On ne voyait aucun outsider, jamais. Cela renforçait l'idée que notre mode de vie était tout ce qu'il y a de plus normal".
L'immersion est donc ici une idée primordiale, car c'est bien elle qui permet aux protagonistes de ne pas être dérangés par l'immoralité de leurs actes, et aux spectateurs du film de ne pas être dérangé par l'immoralité du film lui-même (on reprochera souvent au réalisateur d'avoir un regard trop admirateur sur ses héros corrompus). Dans cette histoire de recherche de liberté la plus totale (on ne compte plus le nombre de fois où Henry exprime l'idée que s'il veut quelque chose, il n'a qu'à tendre la main), Scorsese pose la question du divertissement permis par cette immersion. Le divertissement du film qui permet au spectateur de suspendre son jugement des protagonistes, et de la même manière le divertissement qui permet à ces protagonistes de ne pas regarder la réalité en face.
Lors d'une recherche du domicile d'Henry par la police accueillie par Karen, elle dira par la voix off qu'il est préférable de les laisser chercher un peu et d'attendre qu'ils s'en aillent. Elle dira également qu'elle ne comprend pas que certaines femmes de gangsters insultent les policiers, et crachent sur leur propre sol. Par cette idée, elle considère finalement qu'il est plus aisé de simplement détourner le regard. Et que regarde-t-elle lorsqu'elle détourne ses yeux ? Un film, donc du divertissement. Mais pas n'importe lequel : The Jazz Singer. Film généralement considéré comme le premier film parlant, il introduit au cinéma ce son qui permettra à Scorsese d'imposer à son spectateur ce regard dévié de la réalité par la voix off qui empêche tout regard critique sur ce qu'on nous montre.
Scorsese a donc ce discours très ambiguë sur le cinéma qui prend corps dans son film. À la fois instrument documentaire d'un milieu et outil de rejet de la réalité, ce cinéma rejoint la dualité inhérente à l'Homme appelé vers un absolu de liberté venant se mettre en contradiction totale avec toute valeur morale sensée dépasser l'individu.
L'un des derniers plans du film reprendra le plan face caméra du Vol du Grand Rapide, avec Tommy de Vito (Joe Pesci) en braqueur du spectateur. Avec son personnage le plus déconnecté de la réalité, Scorsese revient aux sources du cinéma pour mieux le remettre en question. Qu'on considère l'oeuvre comme une réflexion poussée sur le divertissement ou un grand néant moral et artistique, Les Affranchis présente de toute manière un terrain propice à la culture de ces deux idées a priori antinomiques. Le film laissera le choix à son spectateur de juger de sa valeur, tout comme il le laisse libre du jugement à porter sur son personnage principal.