Saints and Sinners
"State of Grace" s'apparente à une sorte de one-hit wonder version cinéma, même si Phil Joanou a quand même réalisé une demi-douzaine de films dans sa carrière. Lui même en "état de grâce", le...
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le 11 mars 2022
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Passé inaperçu au moment de sa sortie trop proche de celle de GoodFellas de Scorsese qui lui avait volé la vedette, State of Grace est un film qui mérite d'être revu. A la différence du Scorsese qui serait plutôt une saga prosaïque sur l'univers des petits capos de la mafia italienne à New York, Phil Joanou choisit une trame qui sent bon le Fatum des tragédies antiques et ceci quelques années seulement avant le premier et magnifique film de James Gray, Little Odessa.
Après des années parti loin, Terry Noonan (Sean Penn) retrouve son quartier de Hell's Kitchen à New York ainsi que son ami d'enfance Jackie (Gary Oldman), qui lui n'a jamais quitté le quartier et la pègre locale dirigée par son grand frère. Il revoit également la soeur de Jackie, Kathleen (Robin Wright) qui était son amour de jeunesse. Mais Terry est flic sous couverture envoyé par ses supérieurs pour mettre ses amis d'enfance derrière les barreaux. Il va être déchiré entre son devoir de flic et les liens puissants qui le relient aux êtres de son passé. C'est sur cette trame classique que le film s'appuie tout en ayant des ambitions formelles singulières et précurseuses.
State of Grace est un film au découpage clair, composé de plans aux mouvements fluides et étudiés, marque d'une époque où l'on faisait encore des "mouvements d'appareil" avant que ceux-ci ne soient complètement remplacés par le steadicam et ses mouvements systématiques. Ces gestes de caméra sont , sans ostentation, comme une tension diffuse qui matérialise le mouvement tragique dans lequel les personnages vont être emportés. Si de ce style de réalisation certains ne parlent aujourd'hui que d'élégance et de classicisme de la mise en scène, il faudrait peut-être dire (pour rajouter à ces propos qui sont souvent exprimés pour renvoyer certaines oeuvres à leur poussière) qu'élégance et classicisme dans ce type de film ont à voir avec l'expression tragique inhérente au genre. La tragédie est un type de narration contraignant dont certains se plaignent qu'elle raconte toujours les mêmes histoires, mais les meilleurs arrivent toujours à la renouveler par la forme. C'est ce que Phil Joanou réussit subtilement, non seulement par sa manière de filmer mais par la très belle lumière de Jordan Cronenweth, directeur de la photographie de Blade Runner.
Dans le mythe tragique ce sont les Dieux qui personnifient les forces qui mènent les protagonistes à leur perte, dans la tragédie urbaine c'est la cité qui prend le relai des démiurges. Par sa lumière Jordan Cronenweth révèle cette dernière omniprésente et fantomatique en utilisant des éclairages à l'arc, puissants projecteurs, que l'annonce de la Twenty Century Fox a immortalisés. Une des très belles scènes qui révèle la force évocatrice de la lumière de Cronenweth est celle de la mort de Jackie abattu par son propre frère, Frankie( Ed Harris), sur des docks et où l'on peut voir en back ground, éclairé à l'arc, un ancien navire de guerre à quai, silencieux comme un monstre endormi. Cette présence nous rappelle subtilement dans quel pays nous nous trouvons et son passé guerrier qui par cet arsenal exposé évoque un conditionnement historique et culturel propre à générer encore et toujours de la violence. Car cette présence fantomatique n'est pas sans rappeler le passé de ces familles de milieu modeste dont les pères brisés par la guerre ont initié une filiation de la violence dont leurs rejetons sont aujourd'hui dépositaires comme cette scène le montre.
Cette manière de faire ressortir par la lumière le cuirassé nous ramène aussi au style expressionniste qui , dans les années 80, fit un certain retour dans de nombreuses productions dont Blade Runner est l'un des meilleurs exemples. Si State of Grace en est un des derniers représentants, Cronenweth opère dans ce film une sorte de transition vers une ambiance plus réaliste, mais n'abandonne pas complètement la manière dont ce style néo-expressionniste révèle le monde autour des protagonistes. En découle une atmosphère moins marquée formellement que ces prédécesseurs mais qui préserve subtilement ce que ces grands films des années 80 avaient exprimé, comme s'il voulait en être encore dépositaire.
Cette transition formelle exprimée par la lumière, tout en parachevant un style le fait glisser vers un autre (la lumière plus réaliste des films de Gray), de la même manière que l'histoire que raconte le film est celle d'un monde qui doit faire place à un autre, à l'instar du quartier de Hell's kitchen envahi par les Yuppies de l'air Reaganienne. C'est dans ce théâtre d'une société qui vacille et change que le héros principal joué par Sean Penn, Terry, revient vers le monde de ses origines après une longue absence.
"Celui qui crée ne peut se détourner d'aucune existence ; une seule défaillance, n'importe où, l'arrache à l'état de grâce, le rend fautif de part en part."
Lors d’une ultime discussion avec Kathleen après la mort de son frère Jackie, Terry tente d’exprimer les véritables raisons de son retour, Kathleen l’accusant de n’être revenu qu’en tant que flic afin de coffrer ses frères. Ce qu’il essaie de lui dire tient à ce déchirement entre sa fidélité à cet absolu de ces amitiés anciennes et la conscience qu’il prit tôt que ce même absolu allait les entrainer dans une spirale tragique et qu’il était revenu pour tenter de rompre cette fatalité car il croyait qu’un « état de grâce » était possible. Cette grâce, celle des Saints qu'il évoque lors de cette discussion, qui serait le seul geste capable de réunir la valeur de ce qui reliait ces gamins à ce qui pourrait les absoudre. Mais le fracas entre le monde de ces enfants des rues de Hell’s kitchen et le monde aseptisé dont les yuppies se font les premiers ambassadeurs va s’avérer inéluctable. Jackie (fabuleux Gary Oldman), sorte de Heathcliff que rien ne fera renoncer à ce que l’enfance a scellé d’amitiés, de fraternité et d’amour est l’agneau sacrificiel de ce changement de monde, celui pour qui ne compte que ce ciment premier qui lie cette tribu poussée à changer ou à disparaître, vouée à être digérer dans un cercle plus vaste d’individus indifférenciés.
« Nous sommes toujours convoqués au tribunal de notre enfance ».
State of Grace est un film sans père, ces pères dont on perçoit qu’ils ont été certainement héroïsés par leurs enfants pour mieux s’aveugler sur les failles qui les ont fait sombrer, comme le dit très bien cette très belle scène avec Burgess Meredith, seul représentant dans le film de ce que seraient devenus ces patriarches s’ils n’avaient disparu trop tôt. C’est dans cette scène que l’on voit ce qui différencie Terry de son ami d’enfance Jackie dans la manière dont il a tourné son regard vers la vérité de ces géniteurs défaillants. Ce qu’il reste de la figure du père dans cette histoire n’est qu'ersatz; le mafioso vénal qui va précipiter Frankie dans l’acte fratricide et Frankie lui-même qui au yeux de Jackie s’est substitué depuis longtemps à son père. Donc rien de cette grâce voulue par Terry ne viendra empêcher le pire qui devait advenir, mais c’est dans la forme que l’idée de cet état sera exprimée dans une ultime scène entièrement filmée au ralenti. C’est lors d'un affrontement final, opposant Terry au fratricide Frankie, que cet état de grâce sera délivré à travers le corps vengeur de Terry rétablissant la justice, bondissant comme dans une séquence de Peckinpah. Cette réparation ne se fera donc pas à l’aune de la justice des hommes, mais à celle de la trahison de cet absolu de l’enfance.
State of Grace n’est peut-être pas un grand film, mais c’est un très bon film qui par ses choix formels et dramatiques crée une sorte de jonction entre deux époques, celles des films parfois sur-esthétisés des années 80 et le cinéma de Gray, dernier représentant du polar tragique au sens classique du terme.
Créée
le 14 oct. 2024
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