On aura beau être habitué à l’aspect déstructuré des scénarios du réalisateur Hongkongais, difficile de ne pas sortir de la salle sans cette sensation d’étourdissement, tant Les Anges déchus délivrent des bribes de vies opaques, des histoires qui se croisent à peine. Et c’est justement ceci, la grande force du film, nous entraîner dans un labyrinthe tout en couleur, sublimé, où l’on perd nos repères. Un tueur à gages ennuyé par son métier, sa partenaire qui tombe amoureuse de lui, une femme nommée Punkie en quête du grand amour et une autre qui veut s’en venger ; il n’y a plus qu’à ajouter ce jeune homme muet qui déambule dans les rues pour achever la mosaïque créée par le film.
Un des mérites de Wong Kar-Wai est d’avoir mis en scène avec beauté et mélancolie ces hommes et ces femmes en proie à la solitude des grandes villes. Le Hong Kong des années 90, en pleine ébullition est ici un lieu emblématique de ce phénomène.
Tous ces personnages vivent dans le même monde mais n’ont finalement que très peu de rapports. Dans cette métropole en effervescence, les individus ont beau être des millions, ils sont affreusement seuls. La relation entre l’imprésario et le tueur à gages témoigne bien de cette solitude. Par exemple, ils ne communiquent que par fax alors qu’ils travaillent ensemble depuis des années. Et au moment de se quitter, pas une parole n’est échangée puisque le tueur lui fait comprendre qu’il arrête son activité en mettant une chanson de rupture sur le Juke box. Si les personnages se croisent parfois (Punkie et l’imprésario dans un couloir, le tueur et le muet dans un bar) c’est toujours un échange vif et succint qui a lieu. D’ailleurs, s’il y a tant de voix « off » c’est parce qu’ils se parlent à eux-mêmes, plus souvent qu’ils ne parlent aux autres.
Caractériser ces personnages énigmatiques d’ « anges » n’est évidemment pas anecdotique, dans le sens où le surnaturel n’est pas loin de leurs personnalités. Le jeune homme muet, en faisant semblant de travailler la nuit dans les magasins des autres, comme pour se donner l’impression d’avoir une vie bien établie, n’en reste pas moins un être absurde. C’est aussi le cas de Punkie et son hystérie transpirante. Il s’agit donc là selon moi de personnalités qui sont poussées à un tel degré d’extrême, qu’elles en deviennent presque fantastiques.
Autant vous prévenir tout de suite ; si vous êtes un adepte chevronné des histoires bien ficelées partant d’un point A à un point B, ce film ne sera pas votre tasse de thé. Pendant les 99 minutes de visionnage, Wong Kar-Wai réussit à créer non pas une histoire singulière et ordonnée mais une ambiance. C’est selon moi celle-ci qui prime sur le scénario. Le rythme du film est loin d’être continu. L’action subit en effet un traitement assez surprenant, tantôt lente, tantôt très rapide. Lors d’une des « missions » du tueur, le cinéaste filme une fusillade à faire pâlir Sean Connery. Et alors que l’homme de main s’enfuit, et qu’on s’attend à une poursuite endiablée, tout s’arrête, laissant place à un trajet monotone, pendant lequel l’homme se laisse bercer par les soubresauts du bus. Ces passages très rapides d’une situation d’accalmie à une action pure sont légion. Ainsi, les images vidéo enregistrées en amateur par le fils muet de son père, qui signent un moment tendre et reposant sont suivies par une scène mouvementée. (Cette mise en abyme ne serait-elle d’ailleurs pas liée aux débuts de la carrière du réalisateur ?) Les ellipses et les nombreux ralentis renforcent ces contrastes qui prouvent bien la toute-puissance d’un réalisateur. Wong Kar-Wai avouera d’ailleurs avoir tourné de nuit car Hong-Kong est bien trop agitée le jour.
La création de cette ambiance feutrée passe également, on pourrait presque dire surtout, par une esthétique savamment réalisée. Le fait que le film soit intégralement tourné de nuit permet au cinéaste de jouer brillamment avec les ombres et les couleurs. Bien plus sombre que Chungking Express ou 2046, Les Anges déchus rendent toutefois bien compte de la dimension électrique de cette jungle urbaine hong-kongaise. Ainsi l’escapade mélancolique du tueur à gages en moto avec Punkie, éclairée par des tracés de lumière délivre des plans dont la virtuosité n’est pas sans rappeler ceux des motards dans Taipei Story d’Edward Yang. Si l’on peut reprocher parfois à Wong Kar-Wai de styliser trop fortement sa filmographie, quitte à créer un « effet clip » coloré à la limite du kitsch, il serait d’après moi déplacé d’attribuer ce « défaut » (si toutefois c’en est un) à ce film, tant la luminosité et les palettes sont maîtrisées. Ne manquons pas d’évoquer le directeur de la photographie Christopher Doyle, si l’on veut faire l’éloge de l’esthétique du réalisateur. Son sens du cadrage joue un rôle fondamental dans Les Anges déchus et il est celui qui a eu l’idée de tourner la majeure partie du film en très courte focale, soit 6,8 millimètre. Cette belle initiative a pour résultat la déformation des perspectives et l’éloignement des personnages, permettant ainsi de parfaire leurs caractères solitaires et surnaturels.
C’est donc d’après moi un très grand film que nous livre Wong Kar-Wai. Maîtrise technique et mise en scène audacieuse, personnages extravagants, réflexions et expériences conceptuelles savamment menées ; autant d’ingrédients qui prouvent que si la modernité domine désormais l’Extrême Orient, sa mélancolie et magnifique frénésie d’antan est toujours bien présente.