Alors que Martin McDonagh s’était illustré, dans 3 Billboards, par une écriture séduisante largement inspirée par la série, multipliant personnages et sous-intrigues, son nouveau film semble s’inscrire à contre-courant de cette tendance. Les Banshees d’Inisherin fait de l’unité de lieu – une petite d’île Irlandaise dans les années 20 - le cœur même de sa narration, dans laquelle la poignée de protagonistes constituent une communauté qui ne peut faire autrement que composer avec l’autre.
Le cinéaste entreprend ainsi, dans ce monde rythmé par les habitudes, un événement perturbateur aussi audacieux que modeste : la rupture d’une amitié. Fracas dans la routine, remise en question sociale, intime et philosophique, cette décision nourrit une sorte de conte philosophique aussi cocasse que déstabilisant.
Sur ces paysages forcément superbes, où le tricot, les ragots, le pub, la messe et le soin apporté aux bêtes constituent les seules occupations envisageables, McDonagh dépeint une comédie humaine d’un désespoir discret : un monde sans couples, sans enfants, qui semble attendre la mort, annoncée par quelques sorcières errant sur les routes, et dans lequel on se divertit avec la satisfaction naïve de ceux qui ne savent pas que d’autres voies d’épanouissement pourraient exister.
La révolution copernicienne amorcée par Colm (massif et grandiose Brendan Gleeson) est donc celle d’une crise existentielle : ne plus se contenter de voir le temps passer en compagnie d’un compère creux, et s’adonner à ce qui pourrait laisser une trace, à savoir la musique. Quitter le langage phatique pour lutter contre l’oubli, et engager, pour cela, une lutte avec le simple d’esprit qui, malgré sa gentillesse, impose sa superficialité.
Autour d’eux, chaque personnage incarne une facette de l’humanité, dans cet environnement insulaire où l’archétype fait loi : la sœur célibataire et battante, le flic violent et pervers, le simple du village, la commère : tous, tour à tour, apportent leur témoignage sur les voies trouvées pour donner un sens à cette vie sans horizon, vaguement déterminée par quelques lois ou dogmes, et l’inconfort métaphysique dans lesquels les met la rupture d’un des piliers de la communauté.
Le travail sur le langage joue ainsi, dans une comédie subtile, sur la répétition de formules préfabriquées, et l’incapacité pour la plupart des personnages à fendre la carapace des habitudes pour atteindre une vérité qui n’a peut-être jamais existé. Une vérité à laquelle va s’initier Pádraic qui, d’impuissance en révoltes, va déchirer le voile de la routine et impressionner son ancien comparse.
L’une des grandes réussites du film consiste à mélanger les tons : la comédie, assez présente au départ (Colin Farrell, en benêt fragile, est absolument parfait) se mêle à une gravité qui, pour prouver son sérieux, va basculer dans une violence macabre inattendue, en adéquation avec cet univers où la douleur a toujours eu un rôle prégnant : sur l’île d’en face, des explosions et quelques fumerolles témoignent d’une guerre absurde, comme toutes les autres. Mais McDonagh prend bien soin de ne jamais quitter l’intensité taiseuse des débuts, en faisant la part belle aux silences et au durcissement d’une lutte dans laquelle les sentiments ne quittent jamais véritablement les protagonistes. La part croissante accordée aux animaux témoigne de ce désir d’atteindre une présence chargée d’évidence, et qui se passerait de toutes les vanités de la psychologie humaine. Après tout, Colm ne demande rien d’autre qu’un peu de silence et de paix, et la présence de l’âne dans le foyer chez l’un, ou du chien chez l’autre semble, depuis le départ, répondre à cet idéal d’une compagnie bienfaisante.
L’affrontement ne pourra donc jamais se faire par le langage : en optant pour la musique et le silence, Colm propulse l’ami abandonné vers une nouvelle appréhension de son rapport aux siens et au monde. Il faudra la disparition généralisée, le silence total et l’holocauste pour retrouver du sens : quand tout est perdu, le roulis des vagues et le silence de la nature contiennent toutes les vérités du monde.
(8.5/10)