The Banshees of Inisherin interpelle de prime abord par son titre, difficilement prononçable et compréhensible en français, qui inscrit l’œuvre dans le folklore irlandais : la banshee est une sorcière issue de la culture celtique à la fois gardienne des terres et messagère de mort ; elle s’incarne ici en une vieille folle, interprétée par Sheila Flitton, que l’on se plaît à éviter en se cachant derrière les rochers ou en changeant de direction. Celle-ci multiplie les avertissements et annonce les malheurs à venir ; en cela, elle assure le passage vers l’Autre Monde : la noyade de Dominic, l’incendie de la maison, l’étouffement de l’âne ou même le départ en bateau de Siobhán vers la ville. La banshee donne un corps et une voix aux bouleversements culturels qui animent l’île, et que transpose le conflit entre deux amis de longue date dont l’un ne supporte plus l’autre.
Aux discours taiseux de Colm répondent les explosions anglaises, là-bas, sur l’autre rive, comme signe d’un drame à venir ; dès lors, la lente dégradation de la relation révèle les dissensions et la fragilité du lien social qui définissent le microcosme irlandais. La révolte de Colm, bientôt suivie de celle de Pádraic, puise ses revendications dans la volonté d’éternité : il faut marquer l’histoire, laisser un souvenir de sa présence sur Terre non par la confessions à un curé borné ou par les bavardages entretenus avec la vendeuse, mais par le conflit à l’origine de l’art. Tout le film se résumerait ainsi : faire advenir le geste artistique par l’altercation – n’y a-t-il pas plus juste définition du théâtre, genre auquel Martin McDonagh a donné de belles pièces ? Quand tout est plat, « sympathique », routinier, rien n’advient ; quand le feu embrase la maison, quand tombent les doigts les uns après les autres comme preuves d’une folie intérieure à la manière d’un Van Gogh se coupant l’oreille, quelque chose voit le jour : une ballade irlandaise composée sur un violon, ou la légende de deux amis qui se détruisirent et accédèrent ainsi à l’immortalité d’une histoire inscrite dans la mémoire du lieu.
Il y a donc, au cœur des Banshees of Inisherin, une alchimie : transformer une matière réelle, brute et rugueuse, en œuvre d’art. Voilà pourquoi le titre original recourt au pluriel : non pas une sorcière, mais des sorcières, des individus simplets et invisibles qui se réveillent, interrogent leur existence et décident d’en fixer le sens pour toujours. Une œuvre immense, intelligente et originale, qui bénéficie d’une photographie soignée et d’une interprétation parfaite.