Dès les premiers sons, le ton est donné. On se trouve bien loin de la fable que sera plus tard Dodes'kaden et la perspective d’avenir semble avoir un goût amer de fatalité. Les notes graves assourdissantes résonnent sur le lent panoramique qui suit les murs de ces bas-fonds qu’on ne quittera pas. La fuite vers la lumière à peine visible parait inatteignable et l’obscurité qui régit cet espace hors de la ville — qui semble pourtant tout près — constituera l’ensemble de notre champ de vision. La caméra, braquée vers le ciel et sa clarté, n’en donnera qu’une représentation futile, cherchant à s’accrocher sans y arriver. Une quête inaccessible en outre, sous le joug des lignes de force dessinées par le regard d’Akira Kurosawa.
Ainsi, le décor emprisonne déjà et le huis clos peut se mettre en place, comme accentuation d’une geôle déjà soulignée. Entre fausses fenêtres, murs délabrés et saleté omniprésente, Kurosawa dresse alors un à un les personnages, représentants des contraintes de la société en crise : le voleur amoureux (immense Toshiro Mifune, celui qui n’est plus à présenter), le samouraï déchu (Minoru Chiaki), la prostituée rêveuse (Akemi Negish dans un rôle semblable à celui qu’elle aura dans Dodes’kaden), un rétameur miséreux ainsi que sa femme mourante et l’ancien acteur maintenant alcoolique (Kamatari Fujiwara). À travers ces figures et l’unité de décor filmé frontalement, Kurosawa rend alors directement hommage à la pièce de Maxime Gorki dont il reprend le scénario avec Hideo Oguni.
Tous sous le joug d’un logeur et de sa femme, les protagonistes sont enfermés dans le présent. À la manière de ce que dit l’un des personnages, le passé reste le passé et ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Mais plus qu’un récit échappatoire d’envergure, Kurosawa choisit le théâtre filmé, délaissant les mouvements amples de caméra et rendant ainsi leur usage bien plus fort. De plus, sous l’angle d’une grande farce, les individus semblent conscients d’être eux-mêmes dans une pièce — « quelle belle scène ! », « fin du premier acte ! » — et chaque tirade et déplacement parait automatique. Malheureusement, ceci crée une barrière entre les personnages et le spectateur qui peine à combler son désir d’empathie. Alors que certains visent une finalité, d’autres semblent faire partie du décor et attirent moins le regard.
Mais dans ce tableau, arrivera un jour celui qui viendra les éclairer, un pèlerin, interprété ici par Bokuzen Hidari, l’un des émouvants paysans des Sept Samouraïs trois ans plus tôt. Représentant de la notion d’équilibre chère à Kurosawa, il écoute, accompagne et illumine la vie de ces damnés. Dans cet enfer, où le diable prend place dans la figure du logeur, le passant sera source d’un contre-maniérisme absolu, dont les mensonges seront un besoin indéniable de relativiser une situation irréversible. Sous la gravité des actions, Kurosawa, sur le modèle de ce vieux voyageur, adoptera un regard humaniste et laissera même le burlesque, ainsi qu’une certaine légèreté remplir le cadre comme lors des prestations de chants.
Puis, un à un, les personnages quitteront l’image, sans que l’on sache pourquoi, ainsi que s’ils reviendront. Il est impossible de sortir de cet enfer, on ne fait qu’en disparaître. Toute la lenteur accumulée marque le déterminisme critiquable que Kurosawa met en place. Bien qu’il décrive son milieu avec une justesse, il rallonge son action pour ne pas perdre de la pièce originelle et tend l’ensemble vers son final. Alors que tous se sont presque éclipsés, la révolte face au couple de bourreaux qui s’en prennent à la nièce dudit logeur donnera lieu à la vraie naissance d’une comédie tragique. La farce vient donc se joindre à la mort et cette fosse se remplira de ceux qui veulent voir. La violence accumulée en silence depuis le début de la pièce trouvera ainsi son souffle d’expression.
Mais alors que l’on pourrait croire que l’histoire atteint ici sa fin, Kurosawa semble encore avoir quelques images à transmettre. Bien que dur à accepter et un peu long à se remettre en place, le récit parviendra à retrouver sa vitalité dans une danse qui vient exorciser, faire oublier, car elle saoule plus que le saké et transporte encore plus loin. Les rapports s’échangent alors, celui qui était toujours présent à l’écran, le pèlerin, s’en est allé après la confusion de la scène précédente et les héros de l’histoire ont par la même occasion disparu. Seuls restent ceux qui faisaient jusqu’alors partie du décor et ils chantent, jouent et dansent de tout leur cœur pour ne pas penser à ce qu’ils viennent de voir. Mais le passé et le trépas lié rattraperont lorsque mourra l’un de ceux qui s’en est allés, sans que le spectateur n’y prête grande attention. Bien que Kurosawa nous ait plongés dans un état enivrant de liberté absolue, conjurant le récit pesant…
C’était notre danse, il nous l’a gâchée, cet imbécile. ”
L’effet d’une claque, prononcée par un personnage qui vient de son visage recouvrir le cadre. La farce comme processus de distance face au réel trop glaçant, une force morale à toute épreuve, car eux sont ceux qui font partie du décor, inébranlable comme lui. À la manière qu’a Toshiro Mifune de réagir à la mort dans Les Sept Samouraïs, les bannis devront, malgré les difficultés, continuer leur existence. L’humanisme de Kurosawa se cherche alors ici, entre écart égoïste et entraide nécessaire de classe. Mais la spécificité de son cinéma se voit bien plus dans cette brutalité qu’incarnent les réactions de ces personnages face à la mort ou à la folie, touchant de pleins fouet le spectateur. Malgré la distance identitaire et les longueurs, c’est la force sensible du regard du maître que l’on garde en mémoire, témoignage d’une vision déchirante du monde.
Ce paysage, Kurosawa nous y transportera à nouveau, une dizaine d’années plus tard, avec Dodes’kaden. Mais cette fois-ci, l’attention y sera plus perçante encore, projetant plus facilement le spectateur et des teintes viendront colorer la noirceur de ces bas-fonds, apportant l’univers du rêve qui ne peut être ici atteint.
6,5.