En accumulant les récompenses dans divers festivals aux quatre coins du monde, LES BONNES MANIÈRES a attisé notre curiosité. Faut dire que ce n’est pas tous les jours qu’on voit un conte fantastique brésilien.
Le genre du fantastique dévoile tout son intérêt lorsqu’il permet de créer des relations entre les personnages, qui ne cherchent pas à correspondre frontalement avec des modèles imposés par la réalité. Le fantastique peut bien entendu évoquer à tout un chacun un type de relation qui lui est familier, mais en surlignant l’humain par l’inhumain et le surhumain, le genre cherche in fine à offrir sa propre voie aux émotions, par-delà les conventions et les limites tangibles du monde actuel. En signant LES BONNES MANIÈRES, le duo de cinéastes Marco Dutra et Juliana Rojas offre ainsi à une histoire d’amour hors norme, la possibilité de déployer sa palette d’émotions, dans un spectre débutant sur des touches subtiles d’étrangeté pour finalement gagner en profondeur dans l’empathie.
Construit en deux parties identifiables par l’ellipse de sept ans qui les délimite, le film de Dutra et Rojas raconte, ou plutôt conte, les relations dans laquelle Clara, une jeune infirmière, s’investit alors que la situation extraordinaire en rebuterait plus d’un. Dans la première partie, Clara accompagne la grossesse d’Ana ; dans la seconde, elle élève l’enfant loup-garou auquel la riche héritière a donné naissance. Si crocs, griffes et exacerbation du système pileux il y a, ces éléments genrifiques servent avant tout une magnifique d’amour qui change d’incarnation (celle d’Ana devient celle de Théo) et de rapport de force, mais qui survit pourtant aux métamorphoses.
A l’heure où Guillermo Del Toro contemple les Oscars posés sur sa cheminée, Dutra et Rojas nous propose également une approche du fantastique par le biais du conte. Si LES BONNES MANIÈRES prend place dans un contexte social qui n’est pas totalement dénué de vraisemblance et paraît ancrée dans une époque, le cadre du conte vient habiller le récit comme si les auteurs déposaient la couche de patine du merveilleux par-dessus la couche de peinture brute du contexte social. Le conte ne conditionne pas seulement le film de manière formelle par un jeu d’archétypes et des schémas typiques, il joue également sur le plan esthétique et fait transparaître à l’image une certaine artificialité volontaire. Ainsi dans les images de la ville vues à travers les fenêtres de l’appartement d’Ana, qui rappellent les matte paintings de jadis, on peut voir une descendance cinématographique de l’illustration de livre de contes.
Qui dit “conte” suppose monstre, ogre ou du moins créature extraordinaire, et on se demande dans la première demi-heure quel personnage apportera le processus de monstration du récit. On pense d’abord que l’étrangeté viendra de Clara, venue d’un quartier pauvre pour s’installer dans le quotidien d’une femme riche; on imagine que le désordre naîtra de l’interpénétration des deux classes sociales. Or, il s’agit d’une fausse piste, et ce n’est pas Clara l’intruse dans un ordre établi du réel, elle sera en réalité la spectatrice aux premières loges pour assister à cette intrusion, du moins dans la première partie du film. Car, s’il faut souligner un problème dans l’histoire qui nous est contée, c’est sa longueur qui donne l’impression d’assister à deux films collés bout à bout : Clara et Ana, suivi de Clara et Joel avec quasiment deux points de vue différents. En ce qui concerne l’histoire de Joel, les événements qui constitueraient le corps du récit dans un film à la structure classique, arrivent ici à partir d’une heure quarante-cinq minutes, au risque que l’esprit du spectateur encore en pleine digestion de la première partie, ne soit pas des plus réceptifs à ces événements, à ce moment-là.
On excusera ce problème de timing, puisqu’il résulte du parti pris justement porteur de la poésie de LES BONNES MANIÈRES. Ce glissement vers le fantastique dans la douceur, par un rythme lent et par une ambiance presque “cocooning” dans la première partie, rend le contraste avec l’effusion horrifique de la scène de l’accouchement, d’autant plus percutant. Les différences de tempérament des motifs à l’écran, entre le drame intimiste et la figure du loup-garou, ne créent pas un traitement baroque, comme certains films crossovers usant souvent de dérision, voire de potacherie, pour faire passer l’improbabilité de l’alliage. Ici, le récit prend suffisamment le temps de s’installer, en tissant une soie émotionnelle qui nous permet de comprendre cet univers et la forme esthétique qui le contient.
Au-delà d’un simple exercice formaliste, LES BONNES MANIÈRES nous cueille par l’assurance avec laquelle elle impose sa poésie, à savoir dans l’expression d’une beauté audacieuse, désinhibée par l’argument fantastique. La dimension musicale du film y est pour beaucoup, nous offrant des moments où la grâce et le trouble s’entremêlent comme lors d’une véritable ode à la nuit, où une clocharde chante une mise en garde à Clara quant au sort vers lequel elle se dirige. On retrouve ici la place du chœur dans la tragédie antique, qui nous rappelle que le chant comme art séculaire, faisant écho au genre du conte qui lui aussi se transmet oralement depuis des millénaires. Bien qu’appartement à l’époque des smartphones et des considérations vegan, la trajectoire de Clara s’inscrit ainsi dans une histoire qui a commencé lors de la nuit des temps.
Arkham
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